Le Traître puni (Alain-René LESAGE)

Comédie en cinq actes[1].

Représentée pour la première fois en 1700.

 

Personnages

 

DOM FÉLIX DE CABRERA, gentilhomme de Valence

LÉONOR, sa fille

DOM JUAN OSORIO, amant de Léonor

DOM GARCIE DE TORELLAS, cavalier amoureux de Léonor

DOM ANDRÉ D’ALVARADE, cavalier amoureux de Léonor

ISABELLE, sœur de Dom Garcie, amie de Léonor

INÈS, suivante de Léonor

MOGICON, valet de Dom André

GALINDO, valet de Dom Garcie

 

La Scène est à Valence.

 

 

ACTE I

 

La Scène est chez Dom André.

 

 

Scène première

 

DOM ANDRÉ, MOGICON

 

MOGICON fuyant Dom André qui le fuit pour le battre.

Аhi, ahi, ahi !...

DOM ANDRÉ.

Je te rouerai de coups, maraud, si jamais tu t’avises...

MOGICON.

Doucement, Seigneur Dom André, doucement.

DOM ANDRÉ.

Ou tu me prends pour un grand sot, ou tu me crois bien endurant.

MOGICON.

Pour endurant, non, vous me donnez tous les jours trop de marques du contraire.

DOM ANDRÉ.

Coquin, t’ai-je pris pour conseiller ou pour valet ?

MOGICON.

Vous ne m’avez pris, je l’avoue, que pour vous servir ; mais, croyez-moi, mon Maître, mes conseils vous sont aussi utiles que mes services. Avec tout le respect que je vous dois, vos mœurs ne sont pas irrépréhensibles, et je crains...

DOM ANDRÉ.

Ne vas-tu pas encore moraliser ? Oh ! je fuis las d’un raisonneur comme toi. Je te donne ton congé.

MOGICON.

Est-ce un arrêt définitif ?

DOM ANDRÉ.

Oui, je te chasse.

MOGICON.

Hé bien ? Comptons donc, s’il vous plaît.

DOM ANDRÉ.

Comment compter ? Sais-tu bien que tu m’as plus fatigué par ta morale que tu ne m’as satisfait d’ailleurs ? Tu m’en dois de reste, paye-moi toi-même l’en nui que tu m’as causé.

MOGICON.

Prenons un tempérament pour nous accommoder tous deux. Puisque vous ne voulez pas que je moralise, permettez-moi donc de vous faire quelques questions sur votre conduite, qui, sans contredit, est curieuse et nouvelle.

DOM ANDRÉ.

Ah ! j’y consens ; mais point de conseils, M. Mogicon.

MOGICON.

Vous aurez contentement. Ça, dites-moi pourquoi vous en contez à toutes les femmes que vous rencontrés ? Vous cajolez depuis la plus noble jusqu’à la grisette : les vieilles et les jeunes, tout vous est bon ; les unes, parce qu’elles ont de l’expérience, et les autres, parce qu’elles n’en ont point.

DOM ANDRÉ.

Il est vrai que je me suis fait une habitude de paroître amoureux de toutes les femmes que je vois ; et que, sans être épris d’aucune d’elles, je me conforme à tous leurs caractères. J’appelle divinité celle dont la beauté me plaît ; et pour m’insinuer dans l’esprit d’une laide, je lui dis qu’elle aurait beaucoup d’amants, si sa vertu ne les éloignait d’elle.

MOGICON.

Que dites-vous à la sérieuse ?

DOM ANDRÉ.

Que je suis charmé de sa modestie.

MOGICON.

Fort bien. Et vous badinez avec la badine ?

DOM ANDRÉ.

Sans doute. J’élève jusqu’aux cieux le mérite de la vertueuse ; je l’aborde d’un air composé, et je m’approche de la coquette en petit-maître. Quelle majesté, dis-je à la géante ! À la petite, quelle gentillesse ! La grosse est une femme qui inspire du respect par sa gravité. La maigre est tout feu, et la folle tout esprit.

MOGICON.

Je me mêle aussi quelquefois de donner de l’encensoir par le nez ; et je disais l’autre jour à une tamponne, qui n’a point de taille, que c’était un vrai petit peloton de graisse.

DOM ANDRÉ.

Tu ne t’y prenais pas mal.

MOGICON.

Tout de bon ?

DOM ANDRÉ.

Assurément.

MOGICON.

Vivat, Mogicon... Mais, Seigneur Dom André, quel vernis mettez-vous sur le front des Dames surannées ?

DOM ANDRÉ.

Je vante leur expérience. C’est ainsi que donnant aux défauts des noms favorables, je trompe toutes les femmes ; pendant que je conserve mon cœur libre, je me moques des sottes qui m’aiment, et me ris de celles qui ne m’aiment pas.

MOGICON.

La chose étant comme vous la contez, je ne vous condamne plus tant. Il n’y a point de mal à cela. Cette occupation vaut bien celle de prendre du tabac en fumée. Il y a autant de solidité dans l’une que dans l’autre. Mais quel plaisir trouvez-vous à faire le galant d’une Dame que vous savez engagée avec un autre ? Que vous promettez-vous ?

DOM ANDRÉ.

Tout. Que tu connais peu le génie des femmes ! Elles ne font jamais si prêtes à nous trahir, que quand nous les aimons de bonne foi. Le changement a des appas pour elles.

MOGICON.

Je sais bien qu’il y en a dont le cœur et la tête tournent à tout vent comme une girouette ; mais il en est aussi de moins changeantes et de vertueuses. Et ces dernières ne sont pas plus que les autres à l’abri de vos galanteries ?

DOM ANDRÉ.

J’en conviens.

MOGICON.

Si quelqu’une vous paraît favoriser les soins d’un Cavalier, dont elle a dessein de se faire un époux, vous ne manquez pas aussitôt de la coucher en joue. Si vous ne l’aimez pas, que ne la laissez-vous en repos ? Quel fruit tirez-vous de l’inquiétude que vous causez à son pauvre diable d’Amant ?

DOM ANDRÉ.

Je le rends jaloux. Je me fais un plaisir extrême de penser que, par mes feints empressements, je mets la division entre l’Amant et la Maîtresse. Je me le représente qui jure, qui tempête, et qui la bat même quelquefois.

MOGICON.

Oui, mais vous devez vous représenter aussi la Maîtresse qui se radoucit pour l’apaiser, qui le caresse et fait tous les frais de la réconciliation. Croyez-moi, leurs affaires n’en vont pas plus mal.

DOM ANDRÉ.

J’avoue que leurs brouilleries ne font souvent que rendre leur amour plus vif.

MOGICON.

Plus vif, oui, plus vif ; mais si en vous donnant de pareils divertissements, vous trouviez en votre chemin quelque jeune éventé qui fût aussi prompt à dégainer qu’à prendre de la jalousie... hay ?

DOM ANDRÉ.

Nous nous battrions. Le grand malheur ! Est-ce que je ne me suis jamais battu ?

MOGICON.

Pardonnez-moi ; mais vous n’avez jamais été tué ; et si cela vous arrivait une fois...

DOM ANDRÉ.

Je cesserais de vivre ; mon pauvre Mogicon, nous sommes tous mortels. Ne faut-il pas mourir tôt ou tard ?

MOGICON.

La consolation est touchante...

On frappe à la porte.

Qui diable frappe à la porte si rudement ?

DOM ANDRÉ.

Va voir qui c’est.

MOGICON.

Il faut qu’on nous croie sourds... Qui est-là ?

Il ouvre la porte.

 

 

Scène II

 

DOM ANDRÉ, DOM GARCIE, MOGICON

 

DOM GARCIE, entrant.

Dom André d’Alvarade y est-il ?

MOGICON, lui montrant son Maître.

Le voilà.

DOM ANDRÉ.

Que vous plaît-il, Seigneur Cavalier ?

DOM GARCIE.

Seigneur Dom André, je voudrais vous parler sans témoins.

DOM ANDRÉ.

Ce valet est discret et fidele, il ne doit point vous être suspect.

DOM GARCIE.

Il s’agit d’une affaire d’honneur.

DOM ANDRÉ.

Retire-toi, Mogicon.

MOGICON, se retirant au bout de la chambre.

Je vais demeurer ici. Je suis curieux d’entendre leur conversation.

DOM GARCIE, croyant Mogicon sorti.

Je me nomme Dom Garcie de Torellas. Vous savez de quel sang je sors. Je suis cadet, et par conséquent peu riche ; mais je suis estimé de la Noblesse qui m’a toujours vu ardent à m’exposer aux périls de la guerre, et à mériter dans nos fêtes les applaudissements du Public.

DOM ANDRÉ.

Vous avez beaucoup de mérite, j’en conviens ; mais quelle conséquence voulez-vous tirer de là ?

DOM GARCIE.

Écoutez-moi, je vous prie. J’aime Léonor depuis mon enfance. J’en suis regardé favorablement, et il ne manque plus à mon bonheur que l’aveu de son père que mon peu de fortune m’empêche d’obtenir. Comme nos maisons se joignent, et que l’appartement de Léonor n’est séparé du mien que par une faible cloison, j’y ai fait une petite ouverture qu’une tapisserie cache, et par où nous nous parlons tous les jours. Je vous confie ce secret important, Alvarade, ami ou ennemi ; vous êtes noble, gardez-le-moi, j’en charge votre honneur. Tout Valence instruit de mon amour, semble le respecter : vous seul, Dom André, feignant de l’ignorer, vous osez le traverser.

MOGICON, bas.

Je crains la fin de ce discours.

DOM GARCIE.

Vous êtes l’Argus de notre rue. Dans quelque lieu que Léonor porte ses pas, vous la suivez comme son ombre. Outre cela, vous affectez de m’imiter en toutes choses. Je ne fais pas une démarche que je ne vous la voie faire dans le moment. Enfin, vous êtes le singe de mes actions, et je crois que si je me perçois le sein de mon épée, vous seriez tenté d’en faire autant.

MOGICON, bas.

Oh ! pour cela non. Voilà ce que le singe ne ferait pas sur ma parole.

DOM GARCIE.

Il faut finir, Alvarade, la patience m’échappe ; et je vous déclare que si je vous vois passer et repasser encore sous les fenêtres de Léonor, qui ne pense point à vous, j’en saurai tirer raison par les voies de l’honneur. Souffrir plus longtemps vos importunités, serait une lâcheté ; ne vous pas avertir de mes intentions, serait un procédé peu régulier. Vous m’entendez. Déterminez-vous là-dessus. Je vous laisse y rêver à loisir.

Il sort.

DOM ANDRÉ, allant après lui.

Arrêtez, Dom Garcie ; je suis tout prêt à vous faire raison ; pourquoi remettre à un autre temps ?

MOGICON, le retenant.

Ne le suivez pas, Seigneur Dom André, vous feriez la même chose que lui.

 

 

Scène III

 

DOM ANDRÉ, MOGICON

 

DOM ANDRÉ.

J’ai crut d’abord qu’il me cherchait pour un autre sujet qui m’aurait bien plus embarrassé.

MOGICON.

Bien plus ? ma foi, je n’en crois rien.

DOM ANDRÉ.

Je craignais qu’il ne vînt me défendre de voir sa sœur Isabelle, à qui je fais l’amour, et dont je suis écouté.

MOGICON.

Puisque sa sœur vous aime, vous devriez cesser de poursuivre sa Maîtresse.

DOM ANDRÉ.

Et pourquoi, fat ?

MOGICON.

Ah ! il est vrai que ce serait faire une action sensée ; donnez-vous-en bien de garde.

DOM ANDRÉ.

Dom Garcie souhaite que je le laisse au repos, cela suffit pour m’engager à le tourmenter. Oui, Mogicon, quand je serais dégoûté de Léonor, les chagrins d’un rival me donneraient un nouveau goût pour elle.

MOGICON.

Des sentiments si raisonnables ne peu vent manquer d’avoir une bonne fin.

DOM ANDRÉ.

Je n’y saurais que faire. Dès ce moment, je brûle pour Léonor ; je ne suis plus occupé que de Léonor.

MOGICON.

Paix. Voici son père qui vient nous visiter. Vous verrez que le vieux pénard trouve aussi à redire à notre façon de vivre.

 

 

Scène IV

 

DON ANDRÉ, MORIGON, DON FÉLIX

 

DOM FÉLIX

Seigneur Dom André.

DOM ANDRÉ.

Vous chez moi, Seigneur Dom Félix ! Que votre présence me cause de joie ! Quel sujet me procure l’honneur de vous voir ?

DOM FÉLIX.

Faites éloigner ce Valet.

MOGICON.

Que diable leur ai-je fait ? Ils se défient tous de moi.

DOM ANDRÉ, à Mogicon.

Donne-nous des sièges, et laisse-nous.

MOGICON, bas donnant des sièges.

Parbleu ! si celui-ci vient aussi nous quereller, ce sera du moins plus doucement.

DOM FÉLIX, assis, regarde derrière lui, et voit Mogicon.

Tu ne t’en vas pas ?

MOGICON.

Pardonnez-moi...

Bas.

La peste te crève, maudit vieillard. Mais je t’attraperai bien : car je vais écouter de la porte.

Il va se mettre auprès de la porte pour écouter

DOM FÉLIX.

Vous me connaissez ?

DOM ANDRÉ.

Parfaitement.

DOM FÉLIX.

Vous savez que je me nomme...

DOM ANDRÉ.

Dom Félix.

DOM FÉLIX.

Que ma maison est...

DOM ANDRÉ.

Cabrera, une des premières de Valence.

DOM FÉLIX.

Que mon bien...

DOM ANDRÉ.

Est très considérable.

DOM FÉLIX.

Vous savez que le Ciel m’a donné pour la consolation de mes vieux ans, une fille unique qui est belle...

DOM ANDRÉ.

Plus belle que le jour.

DOM FÉLIX.

Bien faite, spirituelle, et douée de...

DOM ANDRÉ.

De toutes les bonnes qualités du corps et de l’esprit.

DOM FÉLIX.

Puisque tout cela vous est connu, je m’étonne que vous en usiez comme vous faites avec moi. Vous passez les nuits entières sous les fenêtres de Léonor, comme si vous cherchiez à vous introduire dans ma maison. Quel est votre dessein ? Vous ne regardez pas, je crois, ma fille sur le pied de galanterie ; vous connaissez trop sa vertu et ma noblesse. D’un autre côté, vous ne m’en faites pas la demande. Que puis-je penser de ce procédé ? On vous a dit peut-être que je l’ai accordée aux vœux d’un Gentilhomme de Tolède, et cela est véritable. J’attends ce Cavalier de jour en jour ; mais, Alvarade, si c’est cette raison qui vous empêche de vous déclarer dans les formes, je veux bien avoir égard à cette discrétion en vous épargnant tous les pas que la bienséance et l’usage veulent que vous fassiez. En un mot, je romprai l’engagement où je suis avec un autre, et je vous offre Léonor... Vous ne me répondez point. La proposition que je vous fais, vous déplairait-elle ? Parlez.

DOM ANDRÉ, se levant brusquement.

Je suis un grand sot de vous écouter avec tant de patience.

DOM FÉLIX.

Que dites-vous, Alvarade ?

DOM ANDRÉ.

Vous parlez de mariage à l’homme du monde qui l’a le plus en horreur.

DOM FÉLIX, se levant.

Je vous entends, Dom André ; l’outrage est violent. Vous m’insultez chez vous, mais...

DOM ANDRÉ.

Oh ! mais ceci ne doit point tourner en querelle, s’il vous plaît. Je vous honore infiniment, Seigneur Dom Félix ; j’estime Léonor ; mais pour l’épouser, je suis son très humble serviteur.

DOM FÉLIX.

Dom Garcie de Torellas n’a pas moins de mérite que vous.

DOM ANDRÉ.

Qui vous dit le contraire ?

DOM FÉLIX.

Cependant j’ai refusé ma fille à ses vœux ; et vous traitant plus favorablement...

DOM ANDRÉ.

C’est à Dom Garcie à vous remercier de vos refus ; pour moi, je n’ai que des plaintes à vous faire de me proposer une femme.

DOM FÉLIX.

Quel entêtement !

DOM ANDRÉ.

Quelle persécution !

DOM FÉLIX.

N’aurai-je point d’autre réponse de vous ?

DOM ANDRÉ.

Celle-là est assez précise.

DOM FÉLIX.

Promettez-moi du moins que vous cesserez d’importuner ma fille.

DOM ANDRÉ.

Je vous le promettrai, si vous voulez ; mais je ne vous tiendrai pas peut être exactement parole.

DOM FÉLIX.

C’en est trop, Alvarade. Vous me poussez à bout... Craignez que mon honneur offensé ne punisse votre audace.

DOM ANDRÉ.

Vous me ferez tout ce qu’il vous plaira, pourvu que vous ne me mariez point.

DOM FÉLIX.

Sachez qu’il est des vengeances pour des procédés de cette nature... Tenez-vous sur vos gardes...

Il sort.

DOM ANDRÉ.

Et vous, sur vos béquilles.

 

 

Scène V

 

DOM ANDRÉ, MOGICON

 

MOGICON.

Enfin, le vieillard est sorti : il remporte vraiment une réponse bien satisfaisante.

DOM ANDRÉ.

Mogicon ?

MOGICON.

Seigneur.

DOM ANDRÉ.

Il voulait me marier, moi, moi !

MOGICON.

Bon, il avait bien trouvé son homme. Aussi vous l’avez relancé !

DOM ANDRÉ.

Tu nous as donc écoutés ?

MOGICON.

Oubliez-vous que je suis Valet ? Hé bien, qu’allez-vous faire à présent ? Continuerez-vous d’assiéger une place dont on va probablement augmenter les fortifications ?

DOM ANDRÉ.

Je vais, n’en doutes pas, mettre de nouveau l’alarme au quartier, faire plus que jamais le passionné de Léonor ; les obstacles m’encouragent au-lieu de me rebuter.

MOGICON.

Vous avez raison. Les difficultés font la rocambole de l’amour. Je suis de votre goût ; je fais peu de cas d’une conquête aisée. Il faut pour me piquer que la Dame s’écrie en baissant la voix : Prenez garde, mon cher ; ma mère nous a vus ; mes frères me soupçonnent ; la voisine en cause ; mon mari pourra nous surprendre. Voilà ce qui rappelle son buveur. Mais lorsque chez la Belle je n’ai aucun sujet de crainte, je m’ennuie, je bâille, je m’endors.

DOM ANDRÉ.

Je commençais à n’aimer plus Léonor ; mais Dom Garcie et Dom Félix ont rallumé mes feux. Je vais employer tous mes soins à causer de nouvelles frayeurs au père, et à désespérer mon rival.

MOGICON.

L’entreprise est héroïque, et digne de vous ; mais, Seigneur Dom André, bon pied, bon œil. Ce Dom Garcie m’a paru terriblement hargneux ; et d’ailleurs Dom Félix est redoutable. Ces vieux routiers sont de dangereux ennemis. Un coup d’arquebuse est bientôt lâché par une lucarne.

DOM ANDRÉ.

Voilà de ces frayeurs ordinaires. Le poltron !... Suis-moi sans raisonner davantage... Mais quel fâcheux vient ici me retenir à contretemps ?

 

 

Scène VI

 

DOM ANDRÉ, MOGICON, DOM JUAN

 

MOGICON.

C’est Dom Juan Osorio, ou je meure.

DOM ANDRÉ.

Que vois-je ? Dom Juan à Valence ! Ma joie est extrême de vous embrasser.

Ils s’embrassent.

DOM JUAN.

Et la mienne ne peut s’exprimer... Ami Mogicon, me reconnais-tu bien encore ?

MOGICON.

Comme la signature de mon père, quand il m’envoie de l’argent.

DOM JUAN.

Tu es toujours gaillard.

MOGICON.

La joie est la mère nourrice de la santé.

DOM ANDRÉ.

Vous avez donc quitté le service de Flandres ?

DOM JUAN.

C’en est fait ; je quitte les drapeaux de Mars pour suivre une autre milice.

DOM ANDRÉ.

Je ne vous entends point.

DOM JUAN.

Je vais m’expliquer plus clairement. Il ya environ deux mois que mon père m’écrivit de Tolède qu’il m’avait avantageusement marié à Valence par l’entremise de ses amis. Il m’envoya le portrait de la personne qu’il me destinait ; et j’en fus si content, que je ne pensai plus qu’à obtenir mon congé. L’ayant obtenu, je m’embarquai à Dunkerque, et vins descendre à la Corogne, d’où prenant le chemin de Madrid, je me suis rendu ici en diligence. Je m’y suis tenu caché pendant deux jours, pour m’informer des mœurs de la personne que je dois épouser. J’ai découvert qu’elle est servie par deux Cavaliers égaux en naissance et en mérite, et dont elle n’a jusqu’ici payé les soins que d’indifférence. Cette découverte m’a fait tant de plaisir, que je suis dans la résolution de hâter mon bonheur.

DOM ANDRÉ.

Le Ciel m’est témoin, Dom Juan, que j’ai de la joie de vous revoir ; mais je ne puis apprendre sans douleur que vous vous mariez.

DOM JUAN.

Arrêtez, Alvarade, vous êtes toujours le même. Je ne viens pas vous demander conseil sur mon mariage : mon parti est pris.

DOM ANDRÉ.

Peut-on savoir le nom de cette beauté, que vous allez si joyeusement épouser ?

DOM JUAN.

Vous le saurez bientôt, puisque je prétends vous mener chez elle.

DOM ANDRÉ.

Vous me direz du moins qui sont les deux galants dont elle récompense si mal la tendresse.

DOM JUAN.

Je ne le fais point encore. On n’a pu me les nommer ; mais je ne tarderai guère à les connaître. En attendant, j’ai une prière à vous faire : laissez-moi disposer de Mogicon jusqu’au retour d’un Valet que je fis partir il y a trois jours, pour aller porter de mes nouvelles à mon père, que je n’ai point vu depuis six ans, et qui est à vingt lieues d’ici.

DOM ANDRÉ.

Mogicon, va servir le Seigneur Dom Juan.

MOGICON.

Volontiers. C’est une suspension de soufflets et de coups de pieds au cul.

DOM JUAN.

Ami Mogicon, avec la permission du Seigneur Dom André, va voir à l’hôtellerie des trois Rois si mon Valet n’est point encore arrivé. J’irai bientôt t’y joindre pour te charger d’une commission plus importante.

MOGICON.

J’y vais attendre vos ordres.

 

 

Scène VII

 

DOM JUAN, DOM ANDRÉ

 

DOM ANDRÉ.

Hé bien, nous allons donc nous marier ? La chose est résolue.

DOM JUAN.

Ainsi le veut mon étoile.

DOM ANDRÉ.

Sans vous offenser, notre ami, vous avez une sotte étoile.

DOM JUAN.

Pour vous, Alvarade, vous avez plus que jamais le bizarre entêtement de ne vouloir rien aimer.

DOM ANDRÉ.

Moi ! j’aime une Dame.

DOM JUAN.

Vous m’étonnez. Eh ! comment avez-vous pu vous résoudre à encenser les autels de l’Amour ?

DOM ANDRÉ.

C’est parce qu’on veut me contraindre à ne pas aimer cette Dame.

DOM JUAN.

C’est moins amour que caprice.

DOM ANDRÉ.

Ce sera tout ce que vous voudrez.

DOM JUAN.

Ne saurai-je point le nom de cette heureuse mortelle ?

DOM ANDRÉ.

Je vous l’apprendrai quand vous m’aurez fait connaître le charmant objet de vos amours.

DOM JUAN.

Je vous prie de m’attendre ici jusqu’à ce que j’aye envoyé Mogicon chez mon beau-père. Je reviens vous prendre dans un moment. Adieu, cher ami.

DOM ANDRÉ.

Je me pique de l’être et le plus fidèle de tous.

DOM JUAN.

Veuille le Ciel...

DOM ANDRÉ.

Le Ciel permette...

DOM JUAN.

Que je vous voie bientôt amoureux.

DOM ANDRÉ.

Que je vous voie bientôt veuf.

Dom Juan s’en va.

 

 

Scène VIII

 

DOM ANDRÉ, seul

 

Il vient, dit-il, épouser une fille de qualité qui a deux amants... Si c’était Léonor... mais non, je ne puis le croire... Il y a sans doute à Valence bien d’autres filles dans le même cas... Cela ne laisse pas de m’embarrasser. J’attends avec impatience que Dom Juan soit revenu... Je vais au-devant de lui pour être plutôt éclairci de la vérité.

 

 

ACTE II

 

La Scène est dans l’appartement de Léonor.

 

 

Scène première

 

LÉONOR, ISABELLE, INÈS

 

LÉONOR.

Entrez, ma cher Isabelle... Inès, que cet importun me fatigue ! As-tu fermé la porte de la rue ?

INÈS.

Oh ! je n’y ai pas manqué.

LÉONOR.

Ferme aussi ces fenêtres... Faut-il que j’aye encore ce chagrin !

ISABELLE.

Qu’avez-vous Léonor ? Ne saurai-je point ce qui vous agite ainsi ?

LÉONOR.

Ce n’est rien.

ISABELLE.

Vous dissimulez. N’entre-t-il pas en tout ceci un peu d’amour ?

LÉONOR.

Au contraire, c’est aversion toute pure. Ma mauvaise étoile n’a pourvue d’un amant de garde qui assiège sans cesse mes fenêtres, et qui me suit partout. J’ai beau le maltraiter de cent manières différentes, il ne se rebute point. Il persiste à m’aimer autant que je le hais.

ISABELLE.

J’avoue que cela impatiente à la fin.

LÉONOR.

Vous me paraissez triste.

ISABELLE.

Je vous trouve rêveuse.

LÉONOR.

Dites-m’en la cause, Isabelle ?

ISABELLE.

Ayez de la confiance en moi, Léonor.

LÉONOR.

Mon cœur n’est pas content.

ISABELLE.

Le mien ressent mille alarmes.

LÉONOR.

Mon père exerce sur moi toute la rigueur de son autorité. Il me marie contre mon inclination.

ISABELLE.

Mon frère s’oppose à mes désirs. Il me défend d’écouter un Cavalier pour qui je me sens du penchant.

LÉONOR.

Vous n’ignorez pas que j’ai du goût pour Dom Garcie votre frère ?

ISABELLE.

Et vous saurez que je soupire pour Dom André.

LÉONOR.

Dom André d’Alvarade ?

ISABELLE.

Lui-même.

LÉONOR.

Je crains, ma chère, que vous ne vous soyez abusée.

ISABELLE.

Pourquoi donc ?

LÉONOR.

C’est que ce Cavalier est amoureux...

ISABELLE.

De qui ?

LÉONOR.

De moi.

ISABELLE.

Léonor, croyez-moi, ne faites pas trophée de cette conquête : Alvarade ne brûle que pour moi.

LÉONOR.

C’est pourtant lui qui est cet amant de garde dont je me plains. C’est pour lui que je fais fermer ma porte et mes fenêtres avec tant de soin.

ISABELLE.

Ah ! je vais vous dire ce qui a causé votre erreur : comme nos maisons se joignent, vous vous imaginez qu’il regarde vos fenêtres, lorsqu’il n’a d’attention que pour les miennes.

LÉONOR.

Oh ! persuadez-vous, si vous voulez, qu’il n’en veut qu’à vous.

ISABELLE.

Flattez-vous, j’y consens, que vous seule l’occupez.

LÉONOR.

Vous êtes donc bien sûre de votre fait ?

ISABELLE.

Je ne crois pas en devoir douter : puisque j’aime Dom André, j’en suis aimée.

LÉONOR.

La certitude est merveilleuse. Reconnais ton erreur, ma pauvre Isabelle, c’est moi qu’il aime pour mes péchés.

ISABELLE.

C’est moi, te dis-je ; pour t’en convaincre, apprends que Dom Garcie alarmé de la passion d’Alvarade, veut lui dé fendre notre rue.

LÉONOR.

Ne vois-tu pas que ton frère est jaloux de Dom André ?

ISABELLE.

Mais si mon frère te plaît, que te doit importer qu’Alvarade ait des desseins sur moi ?

LÉONOR.

Il ne m’importe en aucune façon. Je te l’abandonne volontiers.

ISABELLE.

Tu n’y prends donc plus d’intérêt ?

LÉONOR.

Au contraire, je suis fatiguée de ses empressements.

ISABELLE.

Pourquoi t’es-tu donc fâchée ?

LÉONOR.

Pourquoi m’as-tu dit qu’il ne faisait attention qu’à tes fenêtres ?

ISABELLE.

Et bien pour t’apaiser, je te dirai seulement que j’aime Dom André.

LÉONOR.

Nous sommes d’accord. Plains-moi, ma chère mon père me destine pour époux un Cavalier de Tolède, et je ne puis chasser Dom Garcie de mon cœur.

 

 

Scène II

 

LÉONOR, ISABELLE, INÈS, DOM GARCIE

 

INÈS, arrêtant à la porte Dom Garcie qui veut entrer.

Seigneur Dom Garcie.

GARCIE.

Laisse-moi entrer, Inès.

INÈS.

Qu’allez-vous faire ?

DOM GARCIE, entrant par force.

Laisse-moi, te dis-je, tes efforts sont superflus.

INÈS.

Madame, Madame, il a forcé la garde, je vous en avertis. Ces pestes d’amants sont des animaux bien vifs.

LÉONOR.

Arrêtez, Dom Garcie, quelle est votre audace ? Vous perdez le respect...

DOM GARCIE, se jetant aux genoux de Léonor.

Pardonnez, divine Léonor, je viens vous prier à genoux d’être touchée de mon désespoir. Essayez de fléchir votre père en lui découvrant vos sentiments : peut-être qu’il s’attendrira quand il verra couler vos larmes. Une seule serait capable de désarmer le plus cruel ennemi.

LÉONOR.

Hélas !

INÈS, effrayée.

Madame.

LÉONOR.

Qu’y a-t-il ?

INÈS.

Tout est perdu : votre père vient ici.

LÉONOR.

A-t-il vu entrer Dom Garcie ?

INÈS.

Je ne sais. Où se cachera-t-il ?

LÉONOR.

Il ne faut pas qu’il se cache.

ISABELLE.

D’où vient Léonor ? Il me semble qu’il vaudrait mieux qu’il ne parût pas. 

LÉONOR.

Non, non, ce serait rendre mon innocence suspecte. Inès, tiens la porte ouverte.

DOM GARCIE.

Quel embarras !

ISABELLE.

Ouvrez-lui ce cabinet.

LÉONOR.

Je n’en ferai rien.

 

 

Scène III

 

LÉONOR, ISABELLE, DOM GARCIE, INÈS, DOM FÉLIX

 

DOM FÉLIX.

Bonnes nouvelles, ma fille. Je viens vous apprendre... Mais que vois-je ? Dom Garcie dans cet appartement !

DOM GARCIE.

Seigneur, je viens d’entrer ; une affaire pressante me fait chercher ici ma sœur.

DOM FÉLIX.

Je suis bien aise de vous y trouver. Vous allez voir que je ne néglige pas les soins qu’exige de moi mon honneur. Je veux marier Léonor dès ce jour.

DOM GARCIE.

Que dites-vous, Seigneur !

DOM FÉLIX.

Que vous n’aurez plus rien à désirer.

LÉONOR, bas.

Qu’entends-je !

DOM GARCIE, bas.

Quel bonheur ! Dom Félix apparemment a connu la violence de mes feux ; il en aura craint les conséquences.

DOM FÉLIX.

Préparez-vous, Léonor, à donner votre cœur et votre main.

LÉONOR.

Seigneur, vous me ravissez, en me choisissant pour époux celui que...

DOM GARCIE.

Souffrez que je laisse éclater ma joie, et que je vous assure d’une éternelle reconnaissance.

DOM FÉLIX.

Il n’en est pas besoin. Vous ne devez pas l’un et l’autre me remercier d’une chose que je fais pour ma propre satisfaction.

INÈS, bas.

Je crois qu’ils ne s’entendent pas.

 

 

Scène IV

 

DOM FÉLIX, DOM GARCIE, LÉONOR, ISABELLE, INÈS, MOGICON

 

MOGICON.

Salut ; Dom Juan Oserio, par moi digne substitut de son valet, vous demande, Seigneur Dom Félix, la permission de venir prendre en bonne et due forme possession de la loyale épouse que vous lui gardez.

DOM FÉLIX.

J’ai déjà dit qu’on le fît entrer.

LÉONOR, bas.

Juste Ciel !

DOM GARCIE, bas.

Un coup plus accablant pouvait-il frapper mes esprits !

 

 

Scène V

 

DOM FÉLIX, DOM GARCIE, DOM JUAN, DOM ANDRÉ, LÉONOR, ISABELLE, INÈS

 

DOM FÉLIX.

Soyez le bien venu, Seigneur Dom Juan. Je suis ravi de vous embrasser.

DOM JUAN.

Quels termes peuvent exprimer, Seigneur, le ressentiment que j’ai de vos bontés ?

DOM FÉLIX.

Votre recherche me fait honneur...

Lui présentant Léonor.

Voilà ma fille.

DOM JUAN, à Léonor.

Recevez, Madame, mes premiers hommages. Que ne dois-je point aux amis de mon père de m’avoir fait un si beau choix ? J’y souscris avec toute l’ardeur dont je suis capable. Votre portrait a fait une forte impression sur moi, et votre vue achève de me rendre le plus amoureux des hommes.

LÉONOR.

Cessez de me prodiguer des douceurs. Je connais mes défauts, et je n’espère pas qu’ils échappent à des yeux aussi pénétrants que les vôtres...

Bas.

Que je fais mal cacher les peines que je ressens !

DOM FÉLIX, à Dom André.

Quelle est votre audace, Alvarade, de venir chez moi ? Qui vous amène ici ?

DOM JUAN.

C’est moi, Seigneur.

DOM FÉLIX.

Mais sachez que Dom André...

DOM JUAN.

C’est le meilleur de mes amis.

DOM FÉLIX.

A voulu...

DOM JUAN.

M’empêcher de me marier. Il est vrai. Il voit avec peine que ses amis subissent le joug de l’hyménée.

DOM FÉLIX.

Brisons-la ; ma fille, donnez votre main au Seigneur Dom Juan.

DOM ANDRÉ, bas.

Cache, mon cœur, la fureur jalouse qui te possède.

LÉONOR, bas.

Quelle tyrannie !

DOM JUAN, à Léonor.

Qui vous retient, Madame ?

DOM GARCIE, bas, se tournant pour ne pas voir Léonor donner sa main à Dom Juan.

J’attends le coup de la mort.

ISABELLE, bas.

Que je les plains !

INÈS, bas à Léonor.

Allons, Madame, il faut vous tirer de ce mauvais pas.

LÉONOR donne sa main à Dom Juan ; mais dans son trouble, elle nomme Dom Garcie, bas.

Je te perds, cher amant ! Quelle rigueur !...

Haut.

Voici ma main, Seigneur Dom Garcie.

DOM JUAN, bas.

Que viens-je d’entendre, juste ciel ! Dissimulons.

DOM FÉLIX, bas.

Qu’as-tu dit, fille insensée ?

LÉONOR, bas.

Hélas ! mon cœur a passé sur mes lèvres.

DOM GARCIE, sortant.

Sortons, ma sœur.

Bas.

Elle est per due pour moi. Je vais l’oublier, si je puis.

INÈS.

Voilà un commencement de noce bien triste.

DOM FÉLIX.

Allons, Léonor, Dom Juan, entrons dans mon appartement.

DOM JUAN.

Je vous suis...

Bas.

Comment sortir de cet embarras ?

DOM ANDRÉ, bas.

Je veux l’aimer, quoiqu’il m’en puisse arriver.

 

 

Scène VI

 

DOM ANDRÉ, DOM JUAN

 

Dom Juan et Dom André demeurent tous deux rêveurs chacun de son côté.

DOM JUAN, à part.

Il est sorti de sa bouche un autre nom que le mien ! Ah ! sans doute, j’ai toute son aversion, et Dom Garcie a toute sa tendresse.

DOM ANDRÉ, à part.

La bévue de Léonor lui fait faire des réflexions un peu amères. De mon côté, je ne suis pas tranquille. Retirons-nous, et dérobons mon trouble à ses yeux...

Haut.

Adieu, cher ami, nous nous reverrons.

DOM JUAN.

De grâce, arrêtez. J’ai besoin de conseil.

DOM ANDRÉ.

Déjà ?

DOM JUAN.

Oui, je l’avoue.

DOM ANDRÉ.

C’est-à-dire que vous vous repentez de votre mariage ?

DOM JUAN.

Je ne me connais guère dans l’état où je me trouve.

 

 

Scène VII

 

DOM JUAN, DOM ANDRÉ, MOGICON

 

MOGICON, à Dom Juan.

Bertrand votre Valet vient d’arriver.

DOM JUAN.

Il m’apporte des nouvelles de mon père.

MOGICON, lui présentant une lettre.

En attendant qu’il ait terminé une petite affaire qui le retient à l’hôtellerie, il m’a chargé de vous rendre cette lettre.

DOM JUAN, prenant la lettre.

Elle est de mon père, voyons ce qu’elle contient.

Il ouvre la lettre, la lit tout bas, et en la lisant il paraît étonné et affligé tout ensemble.

Toutes sortes de malheurs m’arrivent en même temps.

DOM ANDRÉ.

Apprenez-vous quelque mauvaise nouvelle ?

DOM JUAN.

Mon père se meurt.

DOM ANDRÉ.

Dom Juan, je compatis à votre douleur. Le coup est rude, je l’avoue ; mais que faire, il faut prendre son parti avec courage.

DOM JUAN.

Que vous parlez bien, Alvarade, en homme qui ne sent guère les mouvements de cette affection qu’un fils doit à son père : pour moi, qui ai reçu du mien mille marques de tendresse, je sens vivement le danger où il est. Le temps presse ; je vais essayer de contribuer par mes soins au rétablissement de sa santé.

DOM ANDRÉ.

Vous allez donc partir ?

DOM JUAN.

C’est une nécessité ; l’amour même ne peut m’en dispenser. L’ennui que le bon homme a souffert de ma longue absence, est peut-être la cause de sa maladie. Quelle dureté ne serait-ce point à moi de lui refuser la consolation de m’embrasser pour la dernière fois ? Et que fait-on si la joie qu’il aura de me voir, ne pourra pas ranimer un reste de vie prêt à s’éteindre ?

MOGICON.

Cela n’est pas impossible, Seigneur Dom Juan ; car j’ai oui dire à un vieux Médecin d’Alcala, que les tendresses d’un fils reconnaissant adoucissent les maux d’un père malade.

DOM JUAN.

Enfin, Dom André, je me détermine à partir tout à l’heure ; mais avant mon départ, je veux une preuve de votre amitié.

DOM ANDRÉ.

Parlez, il n’y a rien que je puisse vous refuser.

DOM JUAN.

Mogicon, laisse-nous seuls.

 

 

Scène VIII

 

DOM JUAN, DOM ANDRÉ

 

DOM JUAN.

Je viens de recevoir la foi de Léonor, et de lui donner la mienne : peut-être ai-je mal fait ; mais la chose est trop avancée pour m’en dédire. Je vais à l’Autel achever mon hymen, et je partirai le moment d’après pour aller remplir les devoirs du sang. Je laisse donc ici mon épouse ; et ce qui perce mon cœur de la plus vive douleur, je la laisse prévenue pour un autre. Dom Garcie ne manquera pas de chercher à profiter de mon absence. Alvarade, je crains un rival aimé. Vous êtes le meilleur de mes amis, je mets entre vos mains mon honneur et le repos de ma vie.

DOM ANDRÉ.

Parbleu, notre ami, vous me donnez une bonne commission. J’aimerais mieux défendre seul un poste contre une armée entière, que de garder une femme : cela me paraît moins difficile. Quand les femmes ont naturellement la volonté portée au mal, vous savez bien que tous les surveillants du monde ne pourraient empêcher leur vertu de faire des éclipses.

DOM JUAN.

J’en conviens ; mais Léonor est vertueuse, et je croirais lui faire une injure, si j’avais une autre pensée. Cependant comme il n’y a point de difficultés, dont une constante poursuite ne puisse venir à bout ; veillez sur Dom Garcie, et surtout retranchez-lui par votre vigilance les occasions de parler à Léonor.

DOM ANDRÉ.

Pour Dom Garcie, ne vous en embarrassez pas, je vous rendrai bien compte de ses actions.

DOM JUAN.

Je puis donc me reposer sur vos soins ?

DOM ANDRÉ.

Oh ! pour cela oui.

DOM JUAN.

Adieu, cher ami, le Ciel veuille les favoriser.

DOM ANDRÉ, bas.

Je le souhaite plus que toi.

 

 

Scène IX

 

DOM ANDRÉ, seul

 

Oui, oui, j’observerai Léonor, n’en doute nullement. Je sens que je ne suis plus maître de moi. L’amour de Dom Garcie irrite le mien ; et le bonheur prochain de Dom Juan excite dans mon âme une fureur, qui me rend capable de tout entreprendre.

Il tombe dans une profonde rêverie.

 

 

Scène X

 

DOM ANDRÉ, MOGICON

 

MOGICON.

Le Seigneur Dom Juan va donc partir, et laissant Léonor sur la bonne bouche...

Apercevant son Maître.

Mais je vois Dom André rêveur. C’est du fruit nouveau. Serait-il devenu amoureux tout de bon ?

DOM ANDRÉ, rêvant.

Abuserai-je de la bonne foi d’un ami ? Pendant qu’il me croit attentif à la conservation de son honneur, dois-je penser à le lui ôter ? Mais que dis-je à le lui ôter N’aimais-je, pas Léonor avant qu’il forgeât à l’épouser. C’est lui qui me trahit, qui me fait une infidélité en m’en levant une Maîtresse.

MOGICON, bas.

Léonor lui tient au cœur. Je crois qu’il se repent de l’avoir refusée ; mais la balle est perdue pour lui.

DOM ANDRÉ, rêvant.

Qu’aucun scrupule ne me retienne donc plus. Faisons ce que mon amour m’inspirera.

MOGICON, abordant son Maître.

C’est bien dit, Seigneur Dom André, poussez votre pointe.

DOM ANDRÉ, soupirant.

Ahi !

MOGICON.

Vous avez bien fait de laisser sortir ce soupir ; il allait vous étouffer.

DOM ANDRÉ.

Je soupire, il est vrai, Mogicon. Les sentiments qui m’agitent... mais je ne prends pas garde que je pourrais ici être entendu. Suis-moi, j’ai quelques ordres à te donner.

MOGICON.

Ma foi, je crains les suites de cet amour qu’il se met en tête. Il a l’humeur violente, les mœurs fort corrompues. Il fera, j’en suis sûr, quelque sottise ; et moi je payerai peut-être les pots cassés.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DOM FÉLIX, DOM JUAN, LÉONOR

 

DOM FÉLIX.

Vous ne pouvez donc vous dispenser de partir ?

DOM JUAN, lui présentant une Lettre.

Jugez-en vous-même par cette Lettre que mon père m’a écrite.

DOM FÉLIX ouvre la Lettre et lit.

Lettre.

Mon cher fils, Bertrand m’a appris votre retour. Je n’attends que l’heure de sortir de ce monde. Hâtez-vous de vous rendre auprès de moi, si vous voulez recevoir mes derniers embrassements, Je mourrais content si je pouvais avoir cette consolation.

D. ALVAR OSORIC.

J’approuve votre départ, Dom Juan, et je me ferais un scrupule de vous arrêter plus longtemps. Allez vous acquitter des obligations que le sang et la reconnaissance vous imposent. Puissiez-vous, mon gendre, faire un heureux voyage, et rendre par votre présence la santé à un père qui vous est si cher ! Je vous laisse faire en liberté vos adieux à ma fille.

Il embrasse Dom Juan, et sort.

 

 

Scène II

 

LÉONOR, DOM JUAN, INÈS

 

DOM JUAN.

Je vous quitte, belle Léonor, le sort me condamne à cette dure séparation ; et ce qui achève de me désespérer, je pars accablé de votre haine. J’en ai trop vu pour n’en être pas persuadé.

LÉONOR.

Les apparences nous abusent souvent ; il ne faut pas toujours les croire.

DOM JUAN.

Votre trouble et l’inquiétude qui paraît dans vos yeux, peuvent-ils m’abuser ?

LÉONOR.

Attribuez-les à votre absence.

DOM JUAN.

Non, non, votre froid accueil m’a d’abord annoncé mon malheur, et votre bouche, Madame, ne me l’a que trop confirmé.

LÉONOR.

Est-il nouveau que la bouche prononce un nom pour un autre ?

DOM JUAN.

Non, quand elle fuit les mouvements du cœur.

LÉONOR.

Quel tort vous font ces mouvements, si le devoir et la vertu savent les réprimer ?

DOM JUAN.

L’honneur n’en prend point d’alarmes, mais le cœur en gémit.

LÉONOR.

Demeurons-en là, Dom Juan ; vos moments sont trop chers pour les perdre en vains discours.

DOM JUAN.

Ah ! cruelle, vous contez les instants que vous passez avec moi. En me représentant mon devoir, vous me faites connaître ce que j’ai à craindre.

LÉONOR.

Vous outrez les choses, Dom Juan. Je n’ai pas pour vous les sentiments que vous vous imaginez ; et si mon cœur vous a paru pencher vers un autre, vous devez songer que j’ai de la vertu.

DOM JUAN.

C’est ce qui fait mon désespoir. Si je vous croyais sans vertu, je cesserais bien tôt de vous aimer... Mais il faut finir un entretien qui m’attendrit et qui vous gêne. Adieu, Madame.

 

 

Scène III

 

LÉONOR, INÈS

 

INÈS.

En vérité, Madame, je suis touchée de son malheur. Son mérite devait lui procurer une meilleure fortune.

LÉONOR.

Je le plaindrais aussi beaucoup, si je ne me sentais encore plus à plaindre que lui.

INÈS.

Eh ! peut-on être plus malheureux que ce Cavalier ? À peine a-t-il reçu votre portrait, qu’il part de Bruxelles comme un éclair ; il arrive à Valence ; et lorsque plein d’ardeur il s’apprête à vous épouser, il apprend de votre propre bouche que vous avez du goût pour un autre. N’est-il pas bien payé de sa diligence ?

LÉONOR.

Je suis encore, te dis-je, dans une situation plus triste que la sienne. L’invincible penchant qui m’entraîne vers Dom Garcie, me rend Dom Juan odieux ; et ce pendant il faut que je combatte sans cesse mes sentiments : Dom Juan du moins possède l’objet de ses vœux, et moi, je perds pour jamais ce que j’aime...

INÈS.

Dom Garcie de son côté n’est pas dans un état moins déplorable que vous. Il me fait pitié.

Entendant frapper à la cloison.

Mais, si je ne me trompe, il vient de frapper à la cloison.

LÉONOR.

Retirons-nous, Inès, je dois l’oublier.

INÈS.

D’accord ; mais en attendant, approchons-nous de la cloison.

LÉONOR, voulant s’en aller.

Non, Inès, je ne veux plus lui parler. Je suis femme de Dom Juan.

INÈS, la retenant.

Le pauvre garçon ! Vous le ferez mourir, si vous ne lui répondez.

LÉONOR.

Que veux-tu que je lui dise ?

INÈS, entendant frapper à la porte.

Comme il frappe ! Il se donne sans doute de la tête contre le mur.

LÉONOR, s’approchant de la cloison.

Qui frappe ?

 

 

Scène IV

 

LÉONOR, INÈS, ISABELLE qu’on ne voit pas

 

ISABELLE, que l’on ne voit pas.

C’est Isabelle.

LÉONOR.

Que voulez-vous, ma chère ?

ISABELLE, que l’on ne voit pas.

J’ai besoin de votre secours. Aidez-moi à remettre l’esprit de mon frère. Il est dans un désespoir affreux.

LÉONOR.

Je suis peu propre à le consoler.

ISABELLE.

Permettez-lui de vous dire un mot ; accordez-lui ce faible soulagement.

LÉONOR.

Que n’ai-je la force de le lui refuser !

 

 

Scène V

 

LÉONOR, INÈS, ISABELLE, DOM GARCIE, qu’on ne voit pas

 

DOM GARCIE, qu’on ne voit pas.

Est-ce vous que j’entends, belle Léonor ? puis-je encore vous parler ?

INÈS, levant la tapisserie.

Courage, Madame, le son de votre voix adoucit ses peines. Poussez la charité jusqu’au bout.

DOM GARCIE, qu’on ne voit pas.

Vous ne répondez point ; eh quoi, n’avez-vous pas pitié de ma situation ?

LÉONOR.

Ah ! Dom Garcie, que votre tendresse m’est cruelle !

DOM GARCIE, qu’on ne voit pas.

Ah ! Madame, que mon destin est rigoureux !

LÉONOR.

Je suis mariée à Dom Juan. Il faut que j’aime un autre que vous.

DOM GARCIE, qu’on ne voit pas.

Il faut vous perdre pour jamais.

INÈS, abaissant la tapisserie.

J’entends du bruit. Quelqu’un vient. Allons, Seigneur Dom Garcie, faite retraite.

LÉONOR.

Il est déjà nuit. Entrons dans ma chambre. Je veux en liberté m’abandonner à ma douleur.

 

 

Scène VI

 

MOGICON, seul

 

Dona Léonor a la puce à l’oreille, et Dom Juan martel en tête au sujet de Dom Garcie. En vérité, c’est se livrer de gaieté de cœur à d’étranges maux, que de prendre une belle femme. Un honnête homme est bien sot de chercher pour sa peine ce qu’il ne doit souhaiter que pour sa commodité. Si j’en étais cru, on n’épouserait que des laides. Une belle femme paye toutes les complaisances de son mari de brusqueries et d’inégalités ; au lieu qu’une laide reçoit comme des grâces toutes les caresses qu’il lui fait. Mais c’est trop moraliser. La nuit s’avance. Je suis devenu domestique de cette maison par le prêt que Dom André a fait de moi à son ami. Je suis menacé de passer cette nuit en sentinelle ; munissons-nous de quelques moments de sommeil. Retirons-nous dans ce coin, et dormons, s’il est possible.

Il se couche dans un coin du théâtre, et Inès fort de la chambre de sa maîtresse avec une bougie à la main.

 

 

Scène VII

 

INÈS, MOGICON

 

INÈS, sans voir Mogicon.

Je viens de coucher ma maîtresse, qui se fait un triste plaisir d’être seule pour soupirer et pleurer à son aise. Chacun a ses chagrins. N’ai-je pas les miens ? Ce maraud de Mogicon, qui est depuis ce matin domestique de cette maison, n’a pas fait la moindre attention à mes charmes. Cela n’est-il pas bien mortifiant pour une fille telle que moi ? oh ! le butor ! Oui, je suis outrée de son procédé. Ce n’est pas que sa peau me tente, mais je veux qu’il m’aime ou qu’il crève. Ma réputation est intéressée à lui donner de l’amour.

MOGICON, sortant du coin du théâtre, et se frottant les yeux.

La maudite condition que la mienne ! Je commençais à m’assoupir ; mais la peur d’être assommé de coups par Dom André, si je le fais attendre longtemps dans la rue, ne me permet pas de dormir tranquillement. Il m’a donné ordre de l’introduire ici cette nuit. Je dois...

Apercevant Inès.

Mais j’aperçois Inès ; elle n’est pas encore retirée.

INÈS, bas, entendant la voix de Mogicon et le reconnaissant.

Voici, Mogicon. Voyons s’il aura l’esprit de m’en conter.

MOGICON, bas.

La drôlesse est jolie ! Lions conversation avec elle, et employons ce temps pour mon compte. Aussi-bien quand Dom André serait déjà à la porte, je ne pourrais le faire entrer présentement.

INÈS, bas.

Il a l’air timide, il faut que je l’agace.

MOGICON, bas.

Je ne vais qu’avec crainte à l’abordage. Elle me paraît fille réservée. N’importe, risquons le paquet... Charmante Inès, beauté plus suave que l’ambre gris...

INÈS, bas.

Oh ! oh ! il me dit des douceurs. Armons-nous de fierté.

MOGICON.

Votre bouche plus vermeille que l’aurore n’a fait qu’un morceau de ma liberté.

INÈS, bas.

Il a mal fait de me prévenir ; j’allais me jeter à sa tête.

MOGICON.

L’Amour, cet aveugle tyran, m’a... percé... de traits si perçants...

INÈS, lui riant au nez.

Lebeau jeune homme que voilà !

MOGICON.

Si vous voulez récompenser l’ardeur de mes feux.

INÈS, bas.

Oh ! pour cela, je n’y manquerai pas ; et même tout à l’heure.

MOGICON, voulant l’embrasser.

Vous me verrez par mille embrassements réitérés...

INÈS, le repoussant.

Arrêtez, insolent, vous êtes bien hardi de me demander des faveurs avant que de les avoir méritées.

MOGICON.

Mademoiselle Inès, ne vous mettez point en colère, je suis un garçon d’honneur.

INÈS.

Tais-toi, faquin, t’imagines-tu que je pourrai jeter les yeux sur un homme de ta condition, moi, pour qui d’illustres Cavaliers font gloire de soupirer. Voyez un peu ce misérable valet qui veut manger la table des maîtres.

Elle veut s’en aller, et il la retient par sa robe.

MOGICON.

Encore un mot, de grâce.

INÈS, le repousse.

Laisse-moi, nigaud, et ne me réplique pas...

Elle s’adresse aux Dames.

Vous, Mesdames, qui m’écoutez, apprenez de moi ceci pour votre instruction : Si vos époux sont vos maîtres, obéissez-leur : et si vous êtes leurs maîtresses, faites-les obéir ; quand vous serez l’enclume, souffrez ; et quand vous ferez le marteau, frappez.

Elle sort, et emporte la lumière.

 

 

Scène VIII

 

MOGICON, seul

 

Νe nous amusons point à la bagatelle, et songeons à mon maître qui doit être à présent dans la rue, Mais que vient-il faire ici cette nuit ? Est-ce qu’il voudrait achever les noces commencées ? Si c’est-là son dessein, je pourrais bien me repentir d’être si fidèle à ses ordres. D’un autre côté, si je lui manquais de parole, je serais sûr de recevoir de sa main cent coups de bâton à la première vue. Faisons ce qu’il me commande. Peut-être que les choses iront mieux que je ne pense.

Il va ouvrir la porte de la rue.

 

 

Scène IX

 

MOGICON, DOM ANDRÉ

 

MOGICON, appelant son Maître.

Sst, sst, sst.

DOM ANDRÉ.

Est-ce toi, Mogicon ?

MOGICON.

Qui, entrez doucement.

DOM ANDRÉ.

Sont-ils tous retirés ?

MOGICON.

Je le crois.

DOM ANDRÉ.

Cela suffit. Ferme la porte.

MOGICON, après l’avoir fermée, revient.

Elle est fermée.

DOM ANDRÉ.

Tu n’as qu’à t’en aller présentement.

MOGICON.

Vous me faites fermer la porte, et vous voulez que  je m’en aille ?

DOM ANDRÉ.

Va-t’en, te dis-je.

MOGICON, bas.

Quel homme ! Il est fou, ou je meurs...

Haut.

Mais ne puis-je savoir mon maître, ce que vous venez faire ici ?

DOM ANDRÉ.

Ne me le demande point, et sorts... Hé bien, Dom André, t’es-tu bien consulté ? As-tu surmonté les remords...

MOGICON, ayant ouvert la porte revient.

Vous attendrai-je dans la rue ?

DOM ANDRÉ.

Non, je te défends de sortir de la maison.

MOGICON.

Eh ! Monsieur, de grâce, permettez moi de m’en aller.

DOM ANDRÉ, s’emportant.

Je te casse les bras, si tu me désobéis.

MOGICON.

Ne vous mettez point en colère ; je vais sortir, je ne sortirai pas, je ferai tout ce que vous voudrez, comptez sur mon obéissance.

DOM ANDRÉ.

Tu as peur à ce que je vois.

MOGICON.

Passablement.

DOM ANDRÉ.

Oh bien ! peur ou non, je ne veux pas que tu fortes du logis ; retire-toi dans la chambre où l’on te croit couché.

MOGICON.

Nous voilà d’accord...

Bas.

Demeurons ici pour savoir son dessein...

Il se cache dans un coin.

DOM ANDRÉ, se met à rêver.

Que médites-tu ? que vas-tu faire perfide ami ? Tu vas commettre le plus grand de tous les crimes. Quel outrage tu fais à Dom Juan ! N’achève point cette perfidie. Résisté à des désirs que tu ne peux satisfaire sans irriter contre toi le Ciel, et faire horreur aux hommes. Pendant que le flambeau de la raison t’éclaire encore, suis Léonor ; fauve-toi de ces lieux.

Il fait quelques pas comme pour sortir, puis il s’arrête.

MOGICON, bas.

Il a la tête diablement embarrassée.

DOM ANDRÉ.

Mais n’est-ce pas avoir déjà commencé le crime, que de m’être introduit ici ? Et pour abandonner cette entreprise, fallait-il attendre que je fusse sur le point de l’exécuter ? Après tous les pas que j’ai faits, est-il temps de reculer ? À quoi me résoudre ? Pour me déterminer, mettons dans la balance d’un côté la confiance d’un ami, et de l’autre la violence de mes désirs ; ici la foi jurée, et là le plaisir attendu. Ô ciel ! que ma vertu et ma foi pèsent peu ! mon amour emporte la balance.

MOGICON, bas.

Ouf ! le frisson me prend pour Léonor.

DOM ANDRÉ.

Faisons donc une action que d’autres après tout ont fait avant moi. J’ai tous les ferrements nécessaires pour ouvrir une porte. La chambre de Léonor, si je l’ai tantôt bien remarquée, est de côté-ci.

Il tire de sa poche des instruments de fer et cherche à tâtons la chambre de Léonor.

Quoique sans lumière, en suivant le mur, je ne puis manquer de la trouver.

                Il ouvre la porte avec les ferrements, et regarde dans la chambre sans y entrer, puis il revient sur le bord du théâtre laissant la porte entr’ouverte.

MOGICON, bas.

Il va s’introduire dans la chambre de Léonor ! La pauvre femme ! On lui prépare une étrange aubade.

DOM ANDRÉ.

Quel saisissement vient me surprendre ? d’où vient que la crainte s’empare de mes sens ? Il semble que je n’ose m’engager plus avant. Quelle faiblesse de chanceler si longtemps ! Ne différons plus. Tout est calme. Léonor repose. Entrons et soufflons la lumière qui éclaire sa chambre.

Il entre.

Satisfaisons mes feux dans l’obscurité.

 

 

Scène X

 

MOGICON, seul

 

Il est entré le scélérat, que fera-t-il là-dedans ou plutôt que n’y fera-t-il point ? Malheureux Dom Juan, tu as confié ta bourse à un voleur. Pendant que tu galopes pour aller rendre les derniers devoirs à ton père, Dom André veut rendre les premiers à ton épouse. La perfide Ganelon ! quel châtiment ne mérite-t-il point ? Approchons-nous de la porte pour écouter.

Il s’approche et écoute un moment, et regarde par le trou de la serrure.

Je ne vois pas de lumière. Il l’a sans doute éteinte. Comment diable se terminera tout ceci ?

Il s’approche encore pour écouter.

Léonor ne dit pas un petit mot ; il faut qu’elle soit bien endormie. Ouais ! prendra-t-elle la chose pour un songe ? ou sa vertu serait-elle tombée en apoplexie ?

 

 

Scène XI

 

LÉONOR, qu’on ne voit pas, MOGICON

 

LÉONOR.

Inès, Béatrix, au secours.

MOGICON.

Ahi, ahi ! la poudre prend.

LÉONOR, qu’on ne voit pas.

Mon père, Alphonse, à l’aide.

MOGICON.

La catastrophe sera sanglante. De peur d’être impliqué dans cette affaire, sauvons-nous.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

LÉONOR, DOM ANDRÉ

 

LÉONOR, en déshabillé, et tenant Dom André par sa manche.

Qui que tu fois, insolent, tu ne m’échapperas point ; et quoique tes efforts aient été inutiles, tu recevras le châtiment dû à ton audace. Holà, Inès, de la lumière.

DOM ANDRÉ, se débarrasse d’elle, cherche la porte à tâtons, mais il ne peut la trouver.

Je suis perdu ! Je ne puis trouver la porte.

LÉONOR, criant.

Je ne le tiens plus, qu’on prenne garde qu’il ne sorte ; et vite de la lumière.

 

 

Scène XIII

 

DOM ANDRÉ, LÉONOR, DOM GARCIE

 

DOM GARCIE, entrant l’épée à la main.

J’accours à votre voix, Léonor.

DOM ANDRÉ, mettant l’épée à la main, bas.

C’est Dom Garcie, payons d’audace.

Haut.

Où est le téméraire qui ose troubler le repos de Léonor, et alarmer sa vertu ?

DOM GARCIE.

Je viens punir son insolence.

DOM ANDRÉ.

Je veux laver son attentat dans son sang.

DOM GARCIE.

C’est par mes mains que le traître doit périr.

DOM ANDRÉ.

Ce fer va lui percer le cœur.

LÉONOR.

On vient enfin. J’aperçois de la lumière.

 

 

Scène XIV

 

LÉONOR, DOM ANDRÉ, DOM GARCIE, DOM JUAN, une bougie à la main

 

LÉONOR, apercevant Dom Juan.

Juste Ciel ! c’est Dom Juan.

DOM JUAN.

Voyant Léonor presque nue entre Dom Garcie et Dom André qui ont l’épée à la main, ferme la porte.

Quel spectacle s’offre à mes yeux !

DOM GARCIE, bas.

Quel contretemps ?

DOM ANDRÉ, bas.

Que lui dire qui puisse le satisfaire ?

DOM JUAN.

Quelle destinée est la mienne ! au sortir de Valence, j’apprends la mort de mon père ; et quand je reviens ici chercher de la consolation, j’y trouve un plus juste sujet de douleur.

LÉONOR, s’asseyant sur une chaise.

Hélas !

DOM JUAN.

L’état où je vois Léonor glace mon cœur d’effroi, et semble m’annoncer la perte de mon honneur...

Aux Cavaliers.

Et vous muettes statues, dont le trouble et la confusion justifient mes alarmes, éclaircissez-moi mon malheur. Comment, et pourquoi, à l’heure qu’il est, vous trouvez-vous dans l’appartement de Léonor ?

DOM GARCIE, bas.

Que lui répondre ?

DOM JUAN.

Dom André, vous ne me dites rien.

DOM ANDRÉ, bas.

Remettons-nous...

Haut.

mon silence ne vous en dit-il pas assez ?

DOM JUAN.

Il me fait assez comprendre quelle est mon infortune, mais j’en ignore les circonstances et l’auteur.

DOM ANDRÉ.

Vous vous souvenez, Dom Juan, que vous me chargeâtes avant votre départ.

DOM JUAN.

Je m’en souviens, passez...

DOM ANDRÉ.

Chargé du soin de votre honneur, j’ai observé Dom Garcie, et je l’ai trouvé caché dans cet appartement. Vous voyez Léonor en désordre ; vous me voyez l’épée à la main. Ne pouvez-vous juger du reste ?

DOM JUAN, mettant l’épée à la main, et se tournant vers Dom Garcie.

C’est donc à Dom Garcie qu’il faut que je demande raison de l’offense...

DOM GARCIE.

Attendez, Dom Juan.

DOM JUAN.

Qu’avez-vous à me dire ?

LÉONOR, se levant de dessus son siège toute troublée.

Ô ciel !

DOM GARCIE.

Écoutez-moi. Deux mots vous feront connaître mon innocence. J’ai entendit les cris de Léonor ; j’ai craint pour elle quelque pressant danger ; j’ai aussitôt sauté par-dessus le mur qui nous sépare, et suis entré dans cet appartement pour la sauver du péril que pouvait courir sa vie ou son honneur.

DOM JUAN, bas.

Ce qu’il dit est vraisemblable ; mais dois-je le croire sur la parole, et soupçonner Dom André ? Non, l’un est mon ami, et je ne connais l’autre que pour un amant de Léonor. Ah ! c’est sur Dom Garcie que doit tomber... Cependant ne précipitons rien. Examinons tout, et démêlons le coupable, s’il est possible...

À Léonor.

Madame aidez-moi à découvrir lequel des deux doit être l’objet de ma vengeance.

LÉONOR.

Je ne puis vous donner de lumière là-dessus ; ce qu’il y a de certain, c’est que l’un est venu pour me faire violence, et l’autre pour me secourir ; mais la nuit confondant l’audace du coupable avec la générosité de l’innocent, je ne fais à qui des deux je dois ma reconnaissance ou ma haine.

DOM GARCIE.

Mais, Madame, ne me suis-je pas écrié que j’accourais à votre aide ?

LÉONOR.

J’en conviens.

DOM ANDRÉ.

Mais, Léonor, n’ai-je pas menacé de ce fer l’audacieux qui troublait votre repos ?

LÉONOR.

Je ne le puis nier.

DOM GARCIE.

J’ai donc volé à votre secours ?

DOM ANDRÉ.

Je suis donc venu pour vous venger ?

DOM JUAN.

Finissez l’un et l’autre. Vous ne faites qu’augmenter mon embarras...

Bas.

Qui des deux dois-je soupçonner ? Ah ? sans doute, c’est Dom Garcie... Mais comment Dom André a-t-il pu s’introduire dans cet appartement ? Dom Garcie du moins a dit par quelle voie il y est entré ; et je ne vois pas qu’Alvarade ait pu s’y trouver sans trahison...

Haut.

Périsse donc...

DOM GARCIE.

Qui ?

DOM ANDRÉ.

Qui ?

DOM JUAN.

Je ne sais... Que dois-je faire ?

DOM GARCIE.

Punissez celui qui vous a outragé ?

DOM ANDRÉ.

Vengez votre honneur offensé. 

 

 

Scène XV

 

DOM JUAN, LÉONOR, DOM GARCIE, DOM ANDRÉ, DOM FÉLIX, qu’on ne voit pas

 

DOM FÉLIX, frappant à la porte.

Ouvrez.

LÉONOR.

C’est mon père.

DOM JUAN.

N’ouvrons pas. Épargnons à un père le chagrin d’apprendre une aventure si désagréable. Je suspendrai ma vengeance jusqu’à ce que je sois mieux éclairci. Dom Garcie, retournez chez vous. Dom André venez avec moi : sortons par cette autre porte ; et vous, Léonor, rentrez dans votre chambre.

Dom Garcie sort d’un côté, Dom André et Dom Juan sortent de l’autre.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

DOM JUAN, seul

 

Dans quelle inquiétude j’ai passé la nuit ! Le sommeil qui suspend les plus grandes peines, n’a pu fermer mes yeux. Juste Ciel ! Comment pourrais-je goûter la douceur du repos ! l’affront fait à mon honneur se présente incessamment à ma pensée avec des circonstances si cruelles, que les plus rudes supplices n’ont pas plus de rigueur. Du moins si je n’ignorais pas l’auteur de l’offense, je pourrais, en l’immolant à mon ressentiment, soulager mes maux... Mais le Ciel en ce moment m’inspire, et me le fait connaître. Oui, c’est Dom André d’Alvarade. Hier, quand je l’amenai ici, Dom Félix fut ému de colère en le voyant. Ce transport sans doute renfermait quelque mystère... Mais que dis-je, insensé ! Dom Garcie ne peut-il avoir passé le mur que pour secourir Léonor ? Ne dois-je pas plutôt le soupçonner qu’Alvarade, qui m’a toujours paru ami sincère... mais comment cet ami s’est-il trouvé ici pour défendre Léonor ? C’est ce qui m’embarrasse et me confond. Je ne sais ce que je dois penser ; ils me paraissent tous deux tour-à-tour innocents et coupables.

 

 

Scène II

 

DOM FÉLIX, DOM JUAN

 

DOM FÉLIX.

Vous me fuyez, Dom Juan ; vous sied-t-il bien, de me faire un mystère d’une chose qui me touche autant que vous ? Ne suis-je pas votre beau-père, et qui plus est, votre ami ?

DOM JUAN.

J’en suis persuadé.

DOM FÉLIX.

Pour soulager vos peines, épanchez vous donc avec moi en fils et en ami.

DOM JUAN.

Il n’y a que la vengeance, qui puisse me procurer du soulagement.

DOM FÉLIX.

Si je souhaite d’apprendre l’aventure de cette nuit, ce n’est, Dom Juan, que pour m’associer à votre colère.

DOM JUAN.

Je vais vous contenter : Hier au soir dans cet appartement, je trouvai Dom Garcie et Dom André...

DOM FÉLIX.

Que m’apprenez-vous ?

DOM JUAN.

Et Léonor entr’eux deux presque nue, et demandant vengeance d’une insulte.

DOM FÉLIX.

Étaient-ils tous deux coupables ?

DOM JUAN.

Non, l’un était venu pour triompher de son honneur, et l’autre pour la secourir.

DOM FÉLIX.

Lequel est donc le criminel ?

DOM JUAN.

Je l’ignore. Ils s’accusent l’un l’autre, et se justifient en même temps.

DOM FÉLIX.

Et de qui se plaint Léonor ?

DOM JUAN.

Les ombres de la nuit lui ont caché l’auteur de l’attentat.

DOM FÉLIX.

Je dois vous aider à le découvrir ; et si mon bras est trop faible pour seconder le vôtre, du moins je vais fortifier votre ressentiment par des conseils de vengeance. Sachez que Dom Garcie de Torellas a longtemps recherché ma fille, que je l’ai refusée à ses vœux, et que malgré mes refus, il n’a pas cessé de chercher les occasions de la voir et de lui parler. Dom André de son côté...

DOM JUAN.

Dom André est mon ami, et je ne puis croire...

DOM FÉLIX.

Cette confiance vous aveugle. Dom André aime Léonor. Il me l’a dit lui même.

DOM JUAN.

De quelle manière pourrons-nous donc éclaircir nos soupçons, si Dom Garcie et Dom André nous font également suspects ?

DOM FÉLIX.

Les témoins nous tireront d’incertitude.

DOM JUAN.

Où les prendrons-nous ?

DOM FÉLIX.

Les Domestiques peuvent nous en servir. Les Valets ont sans cesse les yeux ouverts sur les actions de leurs Maîtres. Il faut commencer par la Suivante de Léonor... Holà, Inès.

 

 

Scène III

 

DOM FÉLIX, DOM JUAN, INÈS

 

INÈS.

Que vous plaît-il, Seigneur ?

DOM FÉLIX.

Dom Juan a besoin de toi, demeure...

Bas à Dom Juan.

Je vais sortir ; interrogez-la adroitement ; mais ne vous laissez point emporter à la colère ; et si Léonor a eu la faiblesse de trahir son de voir, quoique père, je plongerai ce fer dans son sein, avec une fermeté qui vous fera connaître que Dom Félix de Cabrera n’a rien au monde de plus cher que l’honneur.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

DOM JUAN, INÈS

 

DOM JUAN, bas.

Ciel ! donne-moi la force de me contraindre jusqu’à ce qu’il soit temps de faire éclater ma vengeance.

INÈS, bas.

Dom Juan veut avoir une tête-à-tête avec moi, cela ne vaut pas le diable.

DOM JUAN.

Inès ?

INÈS.

Seigneur.

DOM JUAN.

Pourquoi te troubles-tu ?

INÈS.

Cela m’est ordinaire, Seigneur ; il me prend à ces heures-ci une légère émotion de fièvre.

DOM JUAN.

Je veux savoir de toi.

INÈS.

Oh ! je ne fais rien, je vous affure.

DOM JUAN.

Tu réponds déjà ! Tu fais donc...

INÈS.

Je sais seulement que ce que vous m’allez demander est un secret pour moi.

DOM JUAN.

Un secret ?

INÈS.

Oui, Seigneur.

DOM JUAN, lui présentant une bourse.

Inès, il ne faut pas marchander. Prends cette bourse. Dis-moi tout, sans déguisement.

INÈS.

Dispensez-moi, s’il vous plaît, de parler.

DOM JUAN, tirant un poignard.

Que le Ciel me foudroie, si ce poignard...

INÈS, effrayée.

Ahi ! ahi ! ahi !

DOM JUAN.

Si tu ne parles, je te tue.

INÈS.

Mais si je parle aussi, n’ai-je rien à craindre ?

DOM JUAN.

Non, je te le promets.

INÈS, tendant la main.

Puisqu’il faut sauter le fossé, donnez-moi donc la bourse.

DOM JUAN, lui donnant la bourse.

Tiens.

INÈS, la prenant.

Entre la bourse et la mort, il n’y a pas, je crois, à balancer. J’étais enrouée, mais la voix m’est revenue. Cet accompagnement vaut mieux qu’un Thuorbe pour faire chanter une fille de ma sorte.

DOM JUAN.

Commence donc.

INÈS.

Dom Garcie aime ma maîtresse depuis cinq ou six ans.

DOM JUAN.

Je fais cela ; et comment Léonor a-t-elle reçu ses services ?

INÈS.

Eh ! mais comme une honnête fille reçoit les services d’un joli homme ; d’abord assez mal, et dans la suite fort bien.

DOM JUAN.

Se font-ils souvent parlés ?

INÈS.

Oh ! pour cela oui, et même commodément tant la nuit que le jour, parce que dans un endroit de la cloison, qui est commune aux deux logis, il s’est trouvé par hasard ou autrement, une petite ouverture au travers de laquelle ils s’entretiennent tout à leur aise.

DOM JUAN.

Que dis-tu ?

INÈS.

Ce que je vous dis.

DOM JUAN.

Me dis-tu la vérité ?

INÈS.

Cela est si vrai, que j’entendis hier de mes propres oreilles les adieux qu’ils se firent, et qui furent, je vous assure, fort tristes. Il y eut force soupirs, plaintes réitérées, pleurs répandus. Il lui dit, enfin : Léonor vous êtes mariée. Elle lui répondit : Oui, je suis femme de Dom Juan. Adieu, Dom Garcie, adieu Léonor ; et là-dessus ils se séparèrent.

DOM JUAN.

Ah ! Inès, ton récit m’a percé le cœur.

INÈS, bas.

Il n’a pourtant pas été aussi circonstancié que je l’aurais pu faire.

DOM JUAN.

Où est la cloison ?

INÈS, s’approchant de la cloison.

La voici ; et si vous êtes curieux de voir l’ouverture dont je vous ai parlé, la voilà.

DOM JUAN.

Quand ils veulent se parler, quel signe se font-ils ?

INÈS.

Ils frappent de la main la cloison par deux fois.

DOM JUAN.

Frappes-y.

INÈS.

Seigneur, quel est votre dessein ?

DOM JUAN.

Fais ce que je t’ordonne, et ne réplique pas.

INÈS frappe.

J’ai frappé.

DOM JUAN, bas.

Il faut que je me serve d’Inès pour interroger Dom Garcie...

Haut.

Frappe encore...

INÈS frappe encore.

Vous êtes obéi.

DOM JUAN.

Je veux surprendre son sentiment.

DOM GARCIE, qu’on ne voit pas.

Qui frappe ?

DOM JUAN, bas à Inès.

Dis que tu es Léonor.

INÈS, bas.

Que me contraint-il de faire !...

Haut.

C’est Léonor.

DOM GARCIE, qu’on ne voit pas.

Que voulez-vous de moi, belle Léonor ? Tout malheureux qu’est Dom Garcie, peut-il encore vous être utile ?

DOM JUAN, après avoir parlé à l’oreille d’Inès.

Dis-lui cela.

INÈS, à Dom Garcie.

Apprenez-moi par quel motif vous êtes entré cette nuit dans mon appartement ?

DOM GARCIE, qu’on ne voit pas.

Je l’ai fait, Léonor, pour satisfaire mon amour. Eh ! pensez-vous que votre mariage le puisse éteindre ? Non, non, je vous l’ai dit mille fois, il ne finira qu’avec ma vie ; et je ne manquerai aucune occasion de vous en donner des marques.

DOM JUAN, bas.

Le traître se découvre.

DOM GARCIE, qu’on ne voit pas.

C’est vous qui m’attiriez, chère Léonor, et si la présence de Dom Juan n’eut pas mis obstacle à mon dessein, j’aurais eu la satisfaction de vous marquer à quel point je vous aime.

DOM JUAN, bas.

Peut-il parler plus clairement ? L’insolent ! Punissons sa témérité... Mais, insensé, le peux-tu ? Un mur le met à couvert de mon juste courroux. Ô Ciel ! je connais l’offenseur, et je ne suis pas encore vengé !

 

 

Scène VI

 

DOM JUAN, DOM GARCIE, qu’on ne voit pas, LÉONOR, INÈS

 

LÉONOR, sans voir Dom Juan.

Si je ne me trompe, je viens d’entendre la voix de Dom Garcie. Sachons ce qu’il me veut... Dom Garcie...

Apercevant Dom Juan.

Que vois-je, malheureuse ?

INÈS, bas.

Voilà pour nous achever de peindre !

DOM JUAN.

Qui cherchez-vous, Madame ?

LÉONOR, troublée.

Je cherchais...

DOM GARCIE, qu’on ne voit pas.

Je me persuade, Léonor, que vous m’aimez toujours.

LÉONOR, bas.

Je suis perdue !

DOM JUAN.

Pourquoi vous troublez-vous, Madame ? puisque ce mur sait vos sentiments, ne vous étonnez pas qu’il rende témoignage à votre époux.

LÉONOR, bas.

Il faut sauver mon honneur...

Haut.

Que dis-tu, misérable ? quelle est ton audace ? Ta bouche s’efforce en vain de fouiller ma gloire. Mon cœur dément tes paroles. Dom Juan est le seul que j’aime et que je veux aimer. Ne te le dis-je pas hier ?

DOM GARCIE, qu’on ne voit pas.

Je l’avoue.

LÉONOR.

Au travers de ce même mur ?

DOM GARCIE, qu’on ne voit pas.

Il est vrai.

LÉONOR.

Que prétends-tu de moi ?

DOM GARCIE, qu’on ne voit pas.

Je n’espère rien.

LÉONOR.

Laisse-moi donc en repos.

DOM GARCIE, qu’on ne voit pas.

Je vous obéirai, cruelle. Vous serez contente. Je ne me présenterai plus à vos yeux.

LÉONOR.

C’est ce que je demande...

À Dom Juan.

Si ces mépris, dont vous venez d’être témoin, Dom Juan, ne suffisent pas pour guérir votre défiance, que mes soupirs et mes pleurs apaisent votre ressentiment...

Elle se jette à ses genoux.

DOM JUAN, la relevant.

Levez-vous, Madame...

À Inès.

Sors, Inès... Léonor ?

LÉONOR, bas.

Je tremble.

 

 

Scène VII

 

DOM JUAN, LÉONOR

 

DOM JUAN.

Je vais vous ouvrir mon cœur ; et si j’ai toute l’agitation d’un époux offensé, je vous parlerai du moins avec la modération et les ménagements d’un véritable ami. Je vous crois innocente.

LÉONOR.

Vous me rendez justice.

DOM JUAN.

Aidez-moi donc à découvrir l’auteur d’un outrage qui nous est commun. Contez-m’en toutes les circonstances ; il n’en faut qu’une pour faire connaître l’audacieux qui doit être l’objet de ma vengeance.

LÉONOR.

Vous le voulez ?

DOM JUAN.

Vous diminuerez mes peines, ou vous augmenterez ma fureur.

LÉONOR.

Je ne vous cacherai rien.

DOM JUAN, bas.

Que va-t-elle dire, ô Ciel !

LÉONOR.

Peu de temps après qu’un léger sommeil se fut rendu maître de mes sens, un bruit, dont j’étais bien éloignée de pénétrer la cause, me réveilla. J’ouvris doucement les rideaux pour regarder dans la chambre, mais je me trouvai sans lumière. J’en fus étonnée, et je me sentis saisir de quelques mouvements de crainte que je surmontai pourtant ; et le péril me donnant de la hardiesse, je me levai pour gagner la porte et appeler du monde. J’entendis marcher quelqu’un autour de moi ; et voulant l’éviter, je me jetai moi-même entre ses bras.

DOM JUAN, bas.

Va-t-elle révéler son déshonneur et le mien ?

LÉONOR.

Alors jugeant que mon silence ne ferait que favoriser l’audace de l’insolent, remplis l’air de cris, et j’implorai le secours de tous ceux qui pouvaient m’entendre.

DOM JUAN, bas.

Quel supplice !

LÉONOR.

Cependant il fit tous ses efforts pour triompher de ma résistance ; mais la colère la rendit si forte, que le téméraire fut obligé d’abandonner son dessein. Si vous fussiez venu plutôt, le traître était découvert. Je le tenais par ses habits. Malheureusement il m’échappa ; et un instant après, Dom Garcie et Dom André me crièrent qu’ils accouraient à mon secours.

DOM JUAN.

Qui des deux a parlé le premier ?

LÉONOR.

C’est Dom Garcie.

DOM JUAN.

Dom Garcie ? Ah ! Dom André, faut il que je te soupçonne ?

 

 

Scène VIII

 

DOM JUAN, LÉONOR, ISABELLE

 

ISABELLE.

Ah ! Léonor ! Ah ! Dom Juan !

LÉONOR.

Qu’est-il donc arrivé, Isabelle ?

DOM JUAN.

Qui vous amène ici, Madame ?

ISABELLE.

Le valet de Dom André vient de sortir de chez nous, et m’a laissé ce billet pour Dom Garcie. Comme je sais qu’il y a quelque animosité entre Alvarade et mon frère, j’ai reçu le billet en tremblant, et je l’ai ouvert.

DOM JUAN.

Hé bien ?

ISABELLE.

Dom André fait un appel à Dom Garcie, et je suis dans un grand embarras : si je montre l’appel à mon frère, il ne manquera pas de courir au rendez-vous ; et si je lui cache, Alvarade l’accusera de lâcheté. Je vous prie, Dom Juan, de vous trouver au rendez-vous, et d’arrêter par vos soins l’acharnement de deux hommes que la haine anime l’un contre l’autre. Par ce service vous reconnaîtrez celui que mon frère vous a rendu cette nuit en volant au secours de Léonor ; et vous vous acquitterez en même temps de l’obligation que vous m’avez.

DOM JUAN.

De quelle obligation ?

ISABELLE.

Ce fut moi qui avertis Dom Garcie du besoin pressant que mon amie avait d’être secourue. De grâce, que je trouve en votre prudence ce que vous avez trouvé dans le zèle de mon frère. Ne tardez pas, je vous prie ; Dom André l’attend déjà peut être, et pourrait par un second billet qu’il recevrait lui faire un nouveau défi.

DOM JUAN.

Vous serez contente, Madame : mais dites-moi si vous entendîtes effectivement les cris de Léonor, avant que Dom Garcie franchît le mur ?

ISABELLE.

Eh ! sans cela il ne l’aurait point passé.

DOM JUAN.

Grâce au Ciel, je suis enfin éclairci. C’est Dom André qui m’a trahi...

Bas.

Il faut que je me serve de cette occasion pour en tirer vengeance...

Haut.

Madame, apprenez-moi le lieu du rendez-vous.

ISABELLE.

C’est derrière notre jardin.

DOM JUAN.

C’est assez. J’y cours. Je vais laver dans le sang d’Alvarade...

ISABELLE.

Ah ! Seigneur, je ne demande point sa mort ; il suffira que vous empêchiez le combat.

DOM JUAN, s’en allant.

Madame, je ferai ce que l’honneur exige de moi.

 

 

Scène IX

 

LÉONOR, ISABELLE

 

LÉONOR.

Tu verses des pleurs.

ISABELLE.

Tu vois ma douleur.

LÉONOR.

Quelle en est la cause ?

ISABELLE.

La crainte.

LÉONOR.

Pour qui crains-tu ?

ISABELLE.

Pour Dom André que j’aime, et pour un frère qui m’est cher. Ils causent tous deux mes peines.

LÉONOR.

Ils causent tous deux mes malheurs.

 

 

ACTE V

 

La Scène est auprès du Jardin de Dom Garcie.

 

 

Scène première

 

MOGICON, seul

 

Oh ! Parbleu, Seigneur Dom André, quand vous voudrez faire des sottises, vous les ferez, s’il vous plaît, sans ma participation. Il est à cent pas d’ici qui attend Dom Garcie pour se couper la gorge avec lui je n’ai pas mal fait de me retirer ; car si la Justice venait à les surprendre, comme je ne suis déjà pas trop bien avec elle, je pourrais être coffré de compagnie... J’aperçois un Cavalier ; sans doute c’est Dom Garcie qui vient au rendez-vous ; mais je me trompe. C’est Dom Juan que je vois. C’est lui même, ou je meurs ! Après ce qui s’est passé, je dois le fuir comme un créancier. Ouf ! je ne puis l’éviter. Le voici. Je suis perdu.

 

 

Scène II

 

MOGICON, DOM JUAN

 

DOM JUAN.

Ah ! Mogicon, où vas-tu ?

MOGICON.

Seigneur...

Bas.

Je ne sais que lui ré pondre...

Haut.

Je vais avec votre permission continuer mon chemin.

DOM JUAN.

D’où viens-tu ?

MOGICON.

Je viens de me promener pour dissiper un mal de tête qui me tient depuis hier.

DOM JUAN, bas.

Ce valet a quelque part à l’aventure de la nuit passée. Tirons-en par la crainte tout l’éclaircissement que nous pourrons...

Haut.

Ah ! traître ! infâme !

Il le saisit au collet, et tire son poignard.

MOGICON, effrayé.

Je vous demande pardon, Seigneur Dom Juan, si j’ai eu le malheur de vous déplaire.

DOM JUAN, lui présentant le poignard, bas.

Feignons...

Haut.

Vous êtes un coquin.

MOGICON, se jetant aux genoux de Dom Juan.

Eh ! oui, Seigneur.

DOM JUAN.

Un scélérat.

MOGICON.

Non, mais j’ai le malheur d’être son valet.

DOM JUAN.

Tu n’as qu’à te préparer à mourir.

MOGICON, pleurant.

Eh ! Seigneur, ayez pitié de moi.

DOM JUAN, lui mettant le poignard à la gorge.

Non, point de quartier, je te tue.

MOGICON, toujours à genoux.

Miséricorde ! Qu’est-ce que je vous ai fait ?

DOM JUAN.

Ce que tu m’as fait, maraud ? N’as-tu pas ouvert la porte cette nuit à Dom Garcie ?...

Bas.

C’est pour le faire parler de Dom André.

MOGICON.

À Dom Garcie ?

DOM JUAN.

Oui, misérable, à Dom Garcie ? Pourquoi l’as-tu introduit chez Léonor ? Parle, si tu ne veux que je te punisse comme tu le mérites.

Il lui remet le poignard sur la gorge.

MOGICON, toujours pleurant.

Ahi, ahi, ahi !... Seigneur, le Ciel m’écrase à vos pieds tout à l’heure, si j’ai ouvert à Dom Garcie...

DOM JUAN.

À qui as-tu donc ouvert ? Dis, malheureux. Si c’est à Dom André, je te le pardonne ; c’est ton maître, et d’ailleurs, mon ami.

MOGICON, se relevant, et essuyant ses larmes.

Cela étant ainsi, je ne suis pas si près de ma dernière heure que je l’ai cru ; oui, Seigneur Dom Juan, c’est à Dom André que j’ai ouvert.

DOM JUAN.

Il te l’avait donc ordonné ?

Bas.

Ah ! perfide ami !

MOGICON.

Assurément... Mais rengainez sil vous plaît, cette maudite dague qui me blesse la vue, et je vous parlerai sans déguisement.

DOM JUAN.

C’est ce que j’exige de toi... ou bien...

MOGICON.

Vous n’avez plus besoin de me menacer. Je vais vous conter tout ce que je fais pourvu que vous ne me preniez point à partie, quelque chose que je vous puisse dire.

DOM JUAN, remettant son poignard.

Je te le promets.

MOGICON.

Sitôt que vous fûtes parti, Dom André me dit : Retourne chez le bon homme Dom Félix. On t’y croit valet de Dom Juan, et l’on s’imaginera qu’il t’aura fait rester à Valence. Tu m’ouvriras cette nuit la porte de la rue, et m’introduiras dans l’appartement de Léonor.

DOM JUAN, bas.

Le traître !

MOGICON.

Je refusai d’abord mon ministère, à cause de l’importance de la chose ; mais comme il fait aussi bien que vous me prendre par mon faible, il m’engagea à lui rendre ce service à-peu-près de la même manière que vous m’engagez à vous l’avouer.

DOM JUAN.

Tu le fis donc entrer ?

MOGICON.

Vous n’en devez pas douter. Je lui ouvris, quand tout le monde au logis fut retiré, et dans l’obscurité se glissant jusqu’à la chambre de Léonor, il entra dedans, et quelques moments après j’entendis des cris. La boule m’échappa sur ces entrefaites, je me sauvai... Mais voici Dom André qui vient. Il peut vous dire la fin de cette aventure ; car il la sait d’original.

DOM JUAN.

Je rends grâces au Ciel de m’avoir fait connaître enfin la victime que je dois m’immoler.

MOGICON, s’en allant.

Et moi je ne puis trop le remercier de m’avoir tiré de vos pattes...

Bas.

Il faut que je les observe de loin. Ils vont avoir ensemble un entretien fort sérieux.

 

 

Scène III

 

DOM JUAN, DOM ANDRÉ

 

DOM JUAN, mettant l’épée à la main.

Je suis instruit de ta trahison, perfide.

DOM ANDRÉ.

Que voulez-vous faire ?

DOM JUAN.

Punir ton crime.

DOM ANDRÉ.

Quel crime ?

Bas.

Mogicon lui aura tout dit.

DOM JUAN.

Peux-tu l’ignorer, toi qui as eu la lâcheté de le commettre ?

DOM ANDRÉ, bas.

Il faut jouer ici d’adresse...

Haut.

Quoi ! c’est moi que vous soupçonnez ?

DOM JUAN.

Songe à te défendre.

DOM ANDRÉ.

Vous me connaissez, Dom Juan. Vous savez que je ne suis pas homme à refuser de vous donner la satisfaction que vous me demandez ; mais je veux auparavant vous faire voir que, pour un homme d’esprit et de bon sens vous vous laissez furieusement prévenir.

DOM JUAN.

Que direz-vous qui puisse vous justifier ?

DOM ANDRÉ.

Comment, justifier ! au lieu de me rendre grâces, vous me faites des reproches ? Je vois bien que j’ai pouffé l’amitié trop loin.

DOM JUAN.

Oh, ne pensez pas, Dom André, éluder par une fable la vengeance que je médite. Après ce que votre valet vient de m’apprendre.

DOM ANDRÉ.

Mon valet, justement mon valet, c’est ce que j’attendais...

Bas.

Ôtons-lui l’impression que Mogicon lui a donnée...

Haut.

Est-ce être raisonnable, Dom Juan, que de s’arrêter aux rapports des valets, qui ne savent pas ordinairement les secrets motifs qui font agir leurs maîtres ? Un autre à ma place se brouillerait avec vous. Mais moi qui me pique d’avoir une amitié à toute épreuve, je compatis à vos peines ; j’excuse votre erreur, et je veux bien vous pardonner l’injustice que vous me faites de me soupçonner de la plus grande de toutes les perfidies.

DOM JUAN.

Faites-moi donc connaître la fausseté de mes soupçons.

DOM ANDRÉ.

Cela ne me fera pas difficile, si vous m’écoutez sans prévention.

DOM JUAN.

Je souhaite plutôt de vous trouver innocent que coupable.

DOM ANDRÉ.

Je vous dirai donc que pour commencer à m’acquitter des soins que je vous avais promis de prendre pendant votre absence, hier à l’entrée de la nuit j’allai observer les avenues de votre maison. Je remarquai à quelques pas de la porte deux personnes qui s’entretenaient. Je m’approche d’elles ; et à la faveur d’une avance que fait le mur en cet endroit, et qui m’empêchait d’être vu, je prêtai une oreille attentive à leurs discours. C’était Dom Garcie qui parlait à la suivante de Léonor ce Cavalier faisait de grandes plaintes, et disait entre autres choses qu’il voulait obtenir par la force ce que l’on avait jusques-là refusé à ses prières et à ses soupirs : que cette même nuit il prétendait profiter de votre absence, et s’introduire dans l’appartement de Léonor pour contenter sa passion malgré sa résistance.

DOM JUAN, bas.

Voilà un grand scélérat, ou je suis bien injuste.

DOM ANDRÉ.

La suivante au lieu de le détourner de ce dessein, me parut l’approuver. Elle lui dit même sur la fin de leur conversation qu’elle l’avertirait par l’ouverture de la cloison, quand sa maîtresse serait couchée. Je ne vous dirai pas ce que signifie cette ouverture ; mais je compris par-là que c’était apparemment un endroit de la cloison par où les deux amants pouvaient se parler.

DOM JUAN, bas.

La connaissance qu’il a de cette ouverture me surprend.

DOM ANDRÉ.

Le concert de Dom Garcie et de la suivante me fit trembler pour vous ; et dès qu’ils se furent séparés, ne consultant que l’intérêt que je prenais à votre honneur, j’ordonnai à Mogicon d’aller chez vous, et de m’ouvrir la porte quand il croirait tous les domestiques retirés. Il n’y manqua pas, j’entrai ; et quoique dans les ténèbres, je ne laissai pas de gagner l’appartement de Léonor. Je cherche à tâtons la porte de sa chambre ; je la trouve ouverte ; j’en suis étonné ; j’écoute avec attention ; j’entends un bruit sourd et bientôt crier Léonor. Je vole à son secours, et ma présence rend inutile la violence du téméraire, qui, se voyant découvert, a recours à l’artifice ; d’auteur qu’il est de l’attentat, il se fait auteur de la défense. Vous arrivâtes alors, Dom Juan, et votre arrivée m’empêcha de vous venger. Ce n’est pas tout j’attends ici Dom Garcie pour le punir d’avoir osé vous rendre suspects mon zèle et mon amitié. À présent que vous êtes parfaitement instruit des motifs, des démarches que j’ai faites, si vous persistez dans le dessein de m’ôter la vie, je vais la défendre avec la même ardeur que je l’aurais exposée pour la réparation de votre honneur.

Il met l’épée à la main.

DOM JUAN, bas.

Si je ne savais pas que Dom André aime Léonor, je pourrais me laisser éblouir par ses discours... Cependant il ne s’est point mal justifié ; et s’il ne paraît coupable, que parce qu’il est amoureux de Léonor, Dom Garcie doit-il passer pour innocent ? Ô Ciel ! je sens que je retombe dans mes doutes !

DOM ANDRÉ, bas.

Il balance, achevons de dissiper ses soupçons...

Haut.

Vous dirai-je encore, Dom Juan, une obligation que vous m’avez, et qui sans contredit est plus grande que toutes les autres.

DOM JUAN.

Ne me la laissez pas ignorer plus longtemps.

DOM ANDRÉ.

Apprenez qu’avant votre retour de Flandres, j’aimais Léonor ; mais sitôt que j’ai su qu’elle vous était destinée, j’ai combattu, j’ai vaincu mon amour. Après cela, Dom Juan, si vous gardez encore quelque ressentiment, me voici prêt à vous faire raison.

DOM JUAN.

Quoi ! Alvarade, vous m’avez fait ce sacrifice ?

DOM ANDRÉ.

Je vous l’ai fait sans hésiter.

DOM JUAN.

Juste Dieu ! où m’allait entraîner ma fureur ! J’aurais percé le sein du plus fidèle de mes amis ! Ah ! Dom André, de grâce...

Il l’embrasse.

Oubliez dans cet embrassement les soupçons injurieux que je vous ai fait paraître. Compatissez à ma douleur. J’en ai l’esprit si troublé, que vous ne devez, cher ami, faire aucune attention à tout ce que je vous ai dit.

DOM ANDRÉ.

Fi donc ! Dom Juan, vous n’y pensez pas. Je vous aime trop pour ne pas excuser tout

Bas.

Bon ! Il n’a plus de dé fiance... Je veux même vous défaire de Dom Garcie ; reposez-vous sur moi du soin de votre vengeance.

DOM JUAN.

Non, Alvarade, je ne me croirais pas vengé, si Dom Garcie mourait d’une autre main que la mienne.

DOM ANDRÉ.

Vous pourrez donc bientôt vous satisfaire, Dom Garcie ne peut tarder.

DOM JUAN.

Il ne viendra point. Il n’a pas reçu votre billet. Isabelle sa sœur le lui a caché et m’a averti du rendez-vous.

DOM ANDRÉ.

Comment ferons-nous donc ?

DOM JUAN.

Allons le chercher et l’obliger à tirer l’épée.

DOM ANDRÉ, bas.

Je dois empêcher qu’ils ne se parlent ; mon artifice pourrait se découvrir...

Haut.

Allons le chercher, oui... Faisons mieux.

DOM JUAN.

Quoi ?

DOM ANDRÉ, faisant semblant de rêver.

Quand j’examine... je trouve... non... que dis-je ? Oui vraiment, C’est le meilleur parti.

DOM JUAN.

Faites-le moi donc connaître.

DOM ANDRÉ.

Que la punition soit conforme à l’offense. C’est pendant la nuit qu’il a voulu vous ravir l’honneur : servez-vous aussi de l’obscurité pour conduire vos coups.

DOM JUAN.

Que me proposez-vous, Dom André ? S’il est traître, son exemple m’autorise-t-il à le devenir ?

DOM ANDRÉ.

Ce n’est point être traître que de punir une trahison de la même manière qu’elle a été faite. Il faut garder les procédés de franchise, lorsqu’il s’agit du point d’honneur ; mais quand il est question de se venger d’un perfide, le ressentiment ne peut fournir des armes trop noires.

DOM JUAN.

Un combat serait un moyen plus noble...

DOM ANDRÉ.

L’événement en est incertain. Votre ennemi peut vous échapper.

DOM JUAN.

Allons donc, cher ami, je m’abandonne à vous. Que faut-il faire ?

DOM ANDRÉ.

Dom Garcie passa par-dessus le mur pour vous offenser, faites la même chose pour en tirer vengeance. Il est déjà nuit. Nous sommes près de chez vous. Entrons...

Bas.

Combien de perfidies faut que je fasse pour en cacher une !

 

 

Scène IV

 

DOM GARCIE, seul

 

La Scène est dans l’appartement de Dom Garcie.

Avec quelle rigueur l’infidèle Léonor m’a traité ! Qui l’eût cru ? Est-ce donc cette même Léonor qui paraissait m’aimer si tendrement ? Qui me promettait une éternelle fidélité ? Quel fonds peut-on faire après cela sur la constance des femmes ? La volage n’est pas contente de m’ôter l’espérance, de la posséder, elle aime déjà Dom Juan. Ah ! Léonor, vous n’avez jamais été que faiblement prévenue en ma faveur puisque vous avez pu m’oublier en si peu de temps. Oh la ! Gamache, Béatrix, Galindo, que veux dire ceci ? Je n’entends personne dans toutes ces chambres, et je demeure sans lumière... Allons donc, Galindo, quelqu’un...

 

 

Scène V

 

DOM GARCIE, GALINDO

 

GALINDO, se frottant les yeux.

Que souhaitez-vous, Seigneur ?

DOM GARCIE.

Que diable faisais-tu là-dedans ?

GALINDO, ivre.

J’y faisais ce qu’on fait quand on dort.

DOM GARCIE.

Y étais-tu sans lumière ?

GALINDO, bégayant.

Oh ! je suis fait à la fatigue, moi, je dors fort bien sans lumière.

DOM GARCIE.

Tu as bu, je pense, tu es ivre.

GALINDO.

J’ai bu, il est vrai, j’ai bu, mais je ne suis pas ivre ; tout homme qui est ivre a bu, cela est sans contredit ; mais tout homme qui a bu n’est pas ivre.

DOM GARCIE.

Qui t’a mis dans ce bel état ?

GALINDO.

J’ai fait une petite débauche avec le cocher de Léonor.

DOM GARCIE.

Le cocher de Léonor ?

GALINDO.

Oui, ce coquin, pour célébrer les noces de sa maîtresse, s’est enivré ; et moi par complaisance j’ai bu avec lui.

DOM GARCIE.

Maraud tu vas te réjouir d’une chose, qui me rend le plus malheureux des hommes.

GALINDO.

C’est le cocher qui s’est réjoui ; j’ai bu sans me réjouir, moi ; le souvenir de vos feux méprisés me rendait si triste, si triste, que tous les coups que je buvais, étaient autant de coups de poignard.

DOM GARCIE.

Je n’en doute pas.

GALINDO.

Je suis entré si vivement dans vos chagrins, que je me suis bourré d’une cinquantaine de coups pour le moins.

DOM GARCIE.

Va me quérir de la lumière.

GALINDO, cherchant la porte à tâtons.

Vous en aurez bientôt, pourvu que je puisse trouver la porte.

DOM GARCIE.

Hâtes-toi.

GALINDO, donnant du ventre contre la porte.

Voilà une porte qui est bien étroite aujourd’hui.

 

 

Scène VI

 

DOM GARCIE, seul

 

Après le traitement que j’ai reçu de l’ingrate Léonor, faut-il que j’aie la faiblesse de l’aimer encore ? Je sens que m’a passion n’a jamais été plus violente. Ciel ! L’amour peut-il subsister dans un cœur sans l’espérance ?

 

 

Scène VII

 

DOM GARCIE, GALINDO

 

GALINDO, apportant de la lumière, et tombant.

Voici de la lumière...Ce maudit plancher n’est guère uni.

DOM GARCIE, passant brusquement dans une autre chambre.

Que le diable t’emporte, ivrogne. Ne te présente plus devant moi, où je te rouerai de coups.

 

 

Scène VIII

 

GALINDO, se relevant et cherchant à tâtons le flambeau et la bougie

 

Vous verrez que je ne trouverai ni le flambeau, ni la bougie. Ce n’est pas faute de chercher...

Il ramasse le flambeau...

Ah ! Je tiens le flambeau, c’est le principal.

Il passe dans une autre chambre.

 

 

Scène IX

 

DOM JUAN, DOM ANDRÉ, DOM GARCIE

 

DOM JUAN.

Enfin, nous avons franchi le mur ; et suivant les observations que j’ai faites, nous devons être ici dans l’appartement de Dom Garcie.

DOM ANDRÉ.

Ne faisons point de bruit. J’entends marcher quelqu’un.

DOM GARCIE, traversant l’appartement.

Béatrix, où es-tu ? Va voir si ma sœur est retirée.

DOM ANDRÉ.

C’est Dom Garcie qui vient de parler. Préparez-vous, Dom Juan.

DOM JUAN.

Alvarade, arrêtons un moment. Mon cœur résiste à la trahison que vous me faites faire. Je sens qu’il faudrait me venger plus noblement.

DOM ANDRÉ.

Songez à l’affront que vous avez reçu. Rendez-vous maître de cette honteuse faiblesse. Il n’est plus temps de faire des réflexions.

DOM JUAN.

C’en est fait, Dom André, vous ne vous plaindrez plus. Vous serez content de moi... Mais on vient, écoutons. C’est peut-être Dom Garcie.

DOM GARCIE, revenant et traversant la chambre où sont Dom André et Dom Juan.

Je crois que ces coquins de Valets prennent plaisir à me laisser sans lumière... Holà, Gamache.

DOM ANDRÉ.

Le voilà qui passe. Suivez ses pas. Je vous attends ici ; mais prenez garde de le manquer.

DOM JUAN, suivant Dom Garcie à sa voix.

Laisse-moi faire...

Dom André demeure dans un coin de la chambre.

DOM GARCIE revient dans la même chambre et la traverse encore, et Dom Juan le suit le poignard à la main.

J’ai voulu entrer dans ma chambre ; mais la porte en est fermée. Je retourne sur mes pas. Il me semble entendre marcher quelqu’un. Qui va là ? On ne répond point. Je vais à la chambre de ma sœur ; elle ne doit pas être encore couchée.

Il passe auprès de Dom André en traversant la chambre. Dom Juan qui le suit, s’embarrasse dans Dom André qu’il rencontre, et le prenant pour Dom Garcie, le frappe. Dom Garcie passe sans s’en apercevoir.

DOM JUAN, frappant Dom André.

Tiens, traître, reçois le prix de ta lâche trahison.

DOM ANDRÉ, tombant.

Je suis mort.

DOM JUAN, le frappant encore.

Tu n’as que trop mérité ce châtiment.

DOM ANDRÉ.

C’est moi, Dom Juan, c’est moi qui t’ai trahi. J’avais résolu d’enlever ta femme.

DOM JUAN.

Meurs avec le regret de n’avoir pas exécuté ton dessein. Cherchons Dom André pour lui apprendre que je me suis vengé.

 

 

Scène X

 

DOM JUAN, MOGICON

 

MOGICON, qu’on ne voit pas, frappant à la porte.

Ouvrez vite, ouvrez.

DOM JUAN.

On frappe rudement à la porte.

MOGICON, qu’on ne voit pas.

Oui, Madame, je les ai vus passer par dessus le mur, et cela ne signifie rien de bon.

LÉONOR, qu’on ne voit pas.

Ouvrez, Isabelle.

DOM JUAN.

C’est Léonor. Je reconnais sa voix... Mais qu’importe qu’elle voie de ses, propres yeux Dom Garcie mort.

 

 

Scène XI

 

DOM GARCIE, DOM JUAN, DOM ANDRÉ, mort, LÉONOR, ISABELLE, MOGICON

 

DOM GARCIE, avec de la lumière et l’épée nue.

Quel bruit se fait entendre ?

DOM JUAN, voyant Dom Garcie vivant et Dom André mort.

Ô juste Ciel !

DOM GARCIE.

Est-ce une illusion ? Vous dans ma maison, Dom Juan, et couvert du sang d’Alvarade !

DOM JUAN.

Je m’y étais introduit, Dom Garcie, pour vous percer le sein : mon esprit séduit était armé contre l’innocent ; mais ma main a trouvé le coupable.

ISABELLE, voyant Dom André mort.

Quel objet s’offre à mes regards ?

DOM JUAN.

Dom André m’a dit en mourant que c’est lui qui m’a offensé.

DOM GARCIE.

Le criminel fuit en vain sa peine.

LÉONOR.

La trahison cherche le châtiment.

DOM JUAN, à Léonor.

Mon honneur est satisfait. Sortons, Madame.

MOGICON.

Et toi, Mogicon, que vas-tu devenir ? Personne ici n’est touché de la mort de Dom André : pour moi je dois la pleurer ; il était sur le point de me payer mes gages, et je vais avoir affaire à ses héritiers, qui me demanderont peut-être encore du reste.


[1] Cette Pièce, qui a pour titre en Espagnol : La Traicion busca el castigo, la Trahison cherche le châtiment, est de Dom, Francisco de Rojas. Je la traduisis en 1700, et la fis imprimer telle qu’elle est ici. M. Dancourt dans la suite la mit en vers, et la donna au Théâtre Français sous le titre de la Trahison puni.

PDF